Je crois que j’ai commencé parce que je voyais tout le monde le faire. Oh que c’est banal, oh que c’est une mauvaise raison. Mais à l’âge où on se cherche une identité dans les autres, je n’ai pas osé penser différemment. Si c’était à refaire, j’aimerais beaucoup faire autrement. Ça avait l’air bien, ça avait l’air normal ; je ne me suis pas posé de questions. Pourtant, je mentais à mes parents sur mes activités noctambules du week-end, ou je bluffais, à tout le moins. Sans doute parce que j’avais pu constater que dans leur entourage certains avaient consommé cette même potion magique et finissaient mal : seuls, tristes, malades. Mais je ne me sentais pas tant que ça en faute, je voyais bien que j’étais dans la norme. Il ne me semblait pas possible qu’il s’agisse de la même substance. Nous c’était pour s’amuser, rien à voir avec ces adultes pathétiques. Effectivement ça nous aidait à passer de bonnes soirées, à créer des souvenirs communs. On dansait, on flirtait, on était bien plus drôles et audacieux que sans. Je croyais mettre à jour une meilleure version de moi qui justifiait bien les lendemains difficiles pour le corps, pour l’esprit.
Quand j’ai quitté mon milieu d’origine pour faire mes études supérieures, j’ai pu constater que la norme était la même, en pire, en plus assumée car explicite : mets-toi la tête à l’envers ou ne sois jamais complètement des nôtres. Pour la première fois, ça m’a mis la puce à l’oreille sur le bien-fondé d’un tel comportement. Il fallait montrer sa soumission à un dogme. Mais un dogme si fun et cool que l’injonction passait (presque) inaperçue. Les écoles de commerce réussissent à ingérer cette subversivité potentielle en la rendant institutionnelle ; une belle illustration de ce que sait faire le marketing.
Je n’ai plus 15 ans, et je cherche à prendre de la distance avec ma consommation d’alcool. Pour la cigarette, la question était tranchée facilement : à part l’assouvissement du manque de nicotine, que m’apportait-elle ? Rien, c’est évident. J’ai mis le temps et il a fallu des stratagèmes et du courage pour aider la prise de conscience, mais j’en suis quasiment débarrassée.
Pour l’alcool, c’est plus flou. Je ne mets pas ma vie en danger, après tout… J’ai une consommation très occasionnelle. Mais faut-il aller jusqu’au risque mortel ou morbide pour identifier un comportement dont on devrait se débarrasser ? Pour sentir enfin le singe sur son dos, comme le dit cette drôle d’expression anglaise… C’est que j’ai de l’ambition pour moi-même : je veux être la plus libre possible. Ce qui m’oblige à m’observer avec lucidité.
Ce que je constate depuis le début de ma consommation par à-coups excessifs, c’est que l’ivresse m’aide à être plus spontanée, plus intuitive, plus audacieuse, plus sûre de moi. Cette béquille m’a permis de rencontrer des personnes qui sont devenues importantes dans ma vie, d’avoir des discussions qui n’auraient jamais eu lieu sans ce coup de pouce chimique. J’ai même déjà entendu « t’es plus marrante quand t’as bu »… Wow, si c’est vrai, ça fait mal.
Une dualité s’est installée. Pas pénible ou maladive, juste un dispositif normal qui venait de l’expérience que j’avais de moi-même. La personne dont le sourire planquait des doutes envahissants n’était pas la même que celle qui osait tout une fois l’excuse de l’ivresse agitée comme un passe magique. Elle prenait le relais de sa petite sœur réservée, et lui faisait avancer sa vie en accéléré, jusqu’au moment où le corps devait impérativement dormir.
Les jours de gueule de bois, les lendemains de fête, j’ai commencé à avoir des crises de spasmophilie. J’en ai eu dans d’autres circonstances, mais la disparition de l’alcool de mon corps, qui n’est autre qu’un sevrage rapide, créait le gouffre favorable à ce type de mal-être. Des brûlures d’estomac ont commencé à se manifester de façon de plus en plus persistante.
Des symptômes pas très amusants. Mais je crois avoir eu de la chance que mon corps me rappelle qu’on ne s’empoisonne pas impunément. J’ai sans doute aussi eu le mérite d’avoir bien voulu comprendre le message.
Outre les dommages physiques, il y a les paroles et les actes que j’ai regrettés. Dans la confusion, par maladresse, j’ai blessé des gens que j’aimais. Peut-être parce que je croyais devoir leur arracher une liberté qu’ils ne m’avaient pas confisquée, ou alors si peu consciemment. Ce sont encore des choses que j’essaie de comprendre. Il y avait des discussions dont j’avais besoin, et comme j’aurais aimé les purger à jeun plutôt que de les avoir de travers, dans l’alcool…
Tout ça commençait à me déplaire, même si je ne me l’avouais pas vraiment. J’ai finalement fait le même test qu’avec la cigarette, en éprouvant la force de l’élastique qui m’y relie : suis-je capable de m’en passer, et le cas échéant, combien de temps ? La réponse met mal-à-l’aise. Peu importe ma résolution, lorsque je suis avec des proches, je me trouve toujours de bonnes raisons pour céder à la proposition de boire un verre. Quant aux quantités : je sais la pente légèrement savonneuse entre “on s’est bien amusés hier” et “ho mon dieu je ne boirai plus jamais de ma vie”.
Dont acte : je suis dépendante, moi aussi. Je peux passer de nombreux jours sans boire, mais si l’occasion se présente, je la saisis presque systématiquement. Et j’utilise l’alcool pour exprimer une partie de ma personnalité, par ailleurs refoulée.
Assez désagréable, comme constat. Sans doute aussi très banal, mais ça n’est pas une raison pour m’en satisfaire.
Au lieu de me fixer des objectifs que je sais pour l’instant inatteignables, style “un mois sans alcool”, qui ne fera qu’ajouter de la culpabilité à la frustration, je tente d’autres tactiques.
La principale stratégie pour gagner mon indépendance, c’est la prise de conscience lente et révolutionnaire que (attention c’est vraiment incroyable, moi-même j’ai encore du mal à l’enregistrer) : peut-être est-il raisonnablement envisageable que je n’en aie pas vraiment besoin pour être entièrement moi-même. Peut-être. Attention, je reste prudente.
Affirmer mes opinions et mes idées, danser comme j’en ai envie, refaire le monde en exprimant mon idéalisme, chanter, dire et faire des conneries, assumer mes désirs… C’est dingue, mais si j’avais le droit de me comporter ainsi même sans excuse ?
En arriver à cette conclusion (pour certains ridiculement évidente, j’en ai conscience) m’a demandé du temps. Et être totalement moi-même requiert encore des efforts soutenus, des prises de conscience et l’aide de gens aimants et/ou clairvoyants. Mais bon an, mal an, j’y arrive. Quitte à être dépendante de quelque chose, autant que ce soit de personnes ou d’activités qui me font du bien, plutôt que de substances qui rapportent de l’argent à des multinationales et qui mettent ma santé physique et mentale en danger.
Alors bien sûr que ça ne s’arrête pas là. Je dis rarement non à un verre gentiment proposé, je trouve toujours du charme à l’ivresse, mais je ne m’y égare plus. Ce qui évite gueules de bois et regrets, et minimise l’empoisonnement de mon corps. Disons que je bois comme je fume des cigarettes ou fais un excès de chocolat : je me l’autorise ponctuellement et je l’apprécie parce que je pense savoir aussi m’épanouir sans.
Et tiens, puisqu’il est important de savourer l’ironie du sort : c’est dans une soirée d’ivresse que je suis devenue accro à une personne très bénéfique pour moi. Et ce n’est pas grâce à la substance que j’avais consommée ce soir-là, mais grâce à cette partie de moi que je comprimais bien trop et qui ne demandait qu’à s’exprimer. Ça, je le sais, maintenant, et ça change quelque chose.
J’ai raconté ma relation à l’alcool, mais ce n’est qu’un des symboles d’un rapport addictif révélant que, sous la surface, quelque chose cloche ou pourrait être amélioré. Il y a tout un tas de trucs dont j’aimerais ne plus avoir besoin : de mon nouveau smartphone, des conneries sur Internet, de relations pas si bénéfiques, d’aliments qui ne sont pas bons pour moi, d’une certaine image de moi-même, de mon shampoing quotidien, d’achats inutiles, de la culpabilité. Je suis aussi accro au pétrole, à l’électricité, au mode de vie qu’offre notre époque et qui détruit notre environnement. Et si c’était comme l’alcool, et si je pouvais me sentir encore mieux sans tout ça ? Vertige…
Entre tactiques pour changer petit à petit et réflexion pour comprendre ce qui m’a amenée à ces multiples addictions (il y a une hypothèse dans cette super vidéo), j’avance et je me désintoxique doucement. Plus indépendante, je deviens de plus en plus moi-même.
Et ce n’est pas fini.
(musique d’ambiance)