Ce soir, je suis allée dans la jolie salle du Cinématographe, à Nantes, pour voir “Les Oiseaux” de Hitchcock. Un film à la tension graduelle, qui donne l’impression horrible que les héros ne vont pas s’en tirer, qu’il n’y a pas d’explication, pas d’issue, pas d’abri.
Quand les lumières se sont rallumées, après la belle fin ouverte du film, j’ai cherché les résultats du premier tour des élections régionales sur mon téléphone. D’après les messages aperçus sur mon fil Facebook, j’ai compris que le FN avait fait un score important. Soit. Nous sommes rentrés à pied sans que je regarde à nouveau l’actualité et les réactions. La pluie tombée pendant que nous étions à l’abri dans la salle faisait luire les pavés.
Cela fait longtemps que les oiseaux forment des nuées menaçantes à l’horizon. Chaque fin d’année, je m’étonne que le village n’ait pas brûlé, que nos maisons ne soient pas détruites, que nous soyons sains et saufs. « Je m’étonnais », plutôt. Je crois que je peux l’écrire au passé.
Que sont les oiseaux qui m’oppressent ? Les inégalités, le consumérisme, la destruction des ressources naturelles, le sexisme, le dérèglement du climat, empirés par des systèmes de gouvernance mal conçus, court-termistes et absurdes. Et en réaction, la peur, l’obscurantisme, le repli, le terrorisme, le FN. Bien sûr, on voit aussi émerger des choses qui vont dans le bon sens, mais ça ne fait pas le poids. Depuis que je suis en âge de comprendre ce qui m’environne, je suis révoltée. Je n’arrive pas à me faire à ce rampant sentiment d’impuissance, ça m’obsède parfois. Mais plutôt que d’en souffrir en permanence, j’ai entrepris un travail sur moi, en moi, pour avoir une vie épanouie. Pour comprendre les causes de mes maux, m’en libérer afin d’offrir quelque chose de bon au monde, le temps de mon passage. Grâce à ce travail, malgré le contexte difficile, je me sens en pleine possession de mes moyens, ma vie intérieure est fertile, je suis connectée aux autres et à mes ressources personnelles. Je marche sur mon fil, j’avance, en équilibre de moins en moins précaire.
Je ne pense pas que les choses vont s’améliorer. Les tensions sont trop fortes, nous sommes trop nombreux, les causes sont trop complexes et imbriquées à une échelle planétaire, les phénomènes s’emballent et s’accélèrent. Nous vivons une transition douloureux entre le monde de maintenant, celui, surpeuplé, de la civilisation thermo-nucléaire, et le monde d’après, dont on ne sait pas ce qu’il sera. Comment cela pourrait-il bien se passer ? Comme dans “Les Oiseaux”, lorsque l’on ferme la porte, les emmerdes arrivent par la cheminée.
Nous n’avons pas su, pas pu organiser la transition, la penser ensemble, et c’est pour cela que nous la subissons. Ce n’est pas une question de faute ou de châtiment, c’est un enchaînement de causes et d’effets plus ou moins inexorables. On ne vivra pas tous les jours des moments oppressants comme des attaques d’oiseaux, comme les massacres du 7 janvier et du 13 novembre. Mais les oiseaux fondent sur nous, et la fréquence de leurs attaques aveugles risque fort de s’accélérer. Nous avons eu un peu de répit, le temps de compter les morts, lire leurs noms à haute voix, contempler leurs visages. Aura-t-on encore ce temps, dans l’avenir ? Chacun tente également d’analyser et de comprendre ce qui nous arrive, mais en ces temps troublés, ça n’est pas la voie de la sagesse qui guide les décisions collectives.
Alors où aller, que faire ? Quand on ne comprend pas bien pourquoi et comment les fléaux nous tombent dessus, comment réagir de manière pertinente ? Nos vies sont-elles condamnées à ressembler à un film d’horreur ?
Mitch, le héros des “Oiseaux”, sauve ses trois femmes en barricadant leur maison. Je ne veux pas vivre dans une maison barricadée. Mais je crois qu’il faut que je cherche un endroit où je pourrai me mettre en sécurité, moi et les gens que j’aime. Pas en la fermant à clé, en tout cas pas tout de suite, mais un endroit où je pourrai cultiver mon jardin, au propre comme au figuré. Un endroit où faire de la musique, où lire, écrire, cuisiner, jouer, aimer les miens. Un lieu environné d’autres maisons amies, si possible. J’aspire à me nourrir de choses saines, pour produire à mon tour des fruits sains.
En ce moment, je cherche un logement pour vivre avec mon compagnon. Une nuit, j’ai rêvé d’une maison, j’ai rêvé qu’elle cachait une aile abandonnée, inondée, avec un animal mort dont les blessures avaient contaminé l’eau. Je me suis réveillée en pensant : “il ne faut pas que nous habitions une telle maison, nous méritons mieux”.
L’un de mes frères aussi cherche une maison : celle qu’il souhaite acheter a besoin d’être bien aérée au niveau de son sous-sol, au risque de voir la moisissure l’envahir. S’il veille à cela, ce sera la maison de ses rêves.
La maison de la famille Brenner, dans « Les Oiseaux », est envahie par l’angoisse d’abandon de la mère. Peut-être n’est-ce pas un mal qu’ils la fuient, qu’ils partent recommencer une autre vie ailleurs.
Les maisons sont bien évidemment des images de nous-mêmes. De nos psychés, de nos familles, de nos couples, de nos constructions plus ou moins éphémères, plus ou moins concrètes. Commençons par avoir des maisons dignes des aspects lumineux de notre humanité, des maisons qui permettent de nous connecter à nos aspirations profondes. Commençons par balayer devant nos portes et nous assurer que nos fondations sont saines avant de clamer que l’odeur chez les autres est nauséabonde. Les moisissures qui nous contaminent individuellement sont aussi celles qui donnent une ambiance malsaine à plus grande échelle, ne l’oublions pas un instant.
Dans nos maisons, seuls et ensemble, nous avons une responsabilité à porter. Car le monde d’après est dans le ventre de celui-ci. Préparons-le, pensons-le. Ne laissons pas abattre nos forces créatives, notre intelligence, nos belles ressources humaines. Organisons-nous, parlons-nous, joignons des réseau qui militent, qui pensent, qui discutent, qui éduquent. Les autres en face s’organisent, prennent la parole, le pouvoir ou les armes. Ils pensent que le bienfondé est de leur côté, que leur vision du monde doit gagner. Et nous, quelle vision du monde portons-nous ? Quelles sortes de maisons voulons-nous construire ?
Dans “Les Oiseaux”, Tippi Heddren est accusée par une femme apeurée d’être la cause du fléau. Je nous vois déjà nous accuser les uns les autres. Regardons nos prochains avec bienveillance et traquons plutôt le mal à l’intérieur de nous. Nous avons plus de points communs que de différences, ne laissons pas la peur gagner. Les temps à venir vont être durs, c’est écrit, et nous ne nous en sortirons pas tous indemnes. Construisons des maisons réelles et métaphoriques où l’on pourra s’abriter, où l’on pourra s’épanouir en paix, se nourrir sainement, où les enfants pourront s’instruire et réfléchir, où l’on pourra inviter ceux qui ont encore envie d’échanger. Le monde que nous connaissions est en train de mourir dans la souffrance, c’est le monde d’après qui est à sauver.