Je suis passée devant la boutique de vêtements d’occasion dans une rue qui mène à mon immeuble, et pour une fois, j’y suis entrée. Je n’ai rien trouvé de bien pour moi, mais j’ai entendu un truc touchant. Une vieille dame, visiblement une habituée du lieu, emmitouflée dans un long manteau, portant caddie et chapeau, disait au revoir à la caissière présente ce jour-là (je crois que ce sont des bénévoles qui tournent). Elle en a profité pour raconter fièrement qu’elle apparaissait sur Internet : “et à la fin de la vidéo, elle montre le pull du p’tit, et elle dit que pour les pulls, elle a tata Odette qui tricote !”. La dame a ajouté, l’air heureuse : “c’est bien, parce que le p’tit il me connaîtra pas, il a qu’un an, mais là grâce à cette vidéo il entendra parler de moi !”. Elle n’avait pas l’air triste.
Je l’ai recroisée ensuite dans un autre commerce, et c’est seulement là que j’ai pris conscience de ce qu’elle avait dit.
Elle parlait de sa propre disparition, et pas de manière négative. Plutôt tranquillement, avec une certaine joie dans la voix en racontant cela, en pensant à l’après. Est-ce que ça a toujours été dans son caractère de penser à sa finitude sereinement, ou est-ce que c’est venu avec l’âge ?
J’ai toujours pensé qu’on vivait mieux quand on réussissait à prendre en compte le fait que tout allait s’arrêter un jour. Ce qui n’est pas évident, c’est de trouver le dosage entre “y penser chaque soir en s’endormant les yeux grands ouverts dans le noir” et “faire comme si ça n’existait pas”. Chez moi ça s’est fait assez naturellement, avec le temps. En tout cas pour l’idée de ma propre disparition.
Savoir que le temps va passer vite jusqu’à ma fin m’aide beaucoup à saisir les bonnes choses qui passent à ma portée, voire à aller les chercher un peu plus loin. Ma chère tata Marie-Annick m’avait prévenue “ tu verras, avant 18 ans, tu trouves que le temps passe trop lentement, et après, tu trouves qu’il passe trop vite”. Elle a raison, ça passe plus vite, j’ai même lu une explication très plausible à cela.
Lorsqu’il m’est arrivé de trouver la vie trop pénible, j’ai parfois ressenti un soulagement très fort en pensant que quoiqu’il en soit tout s’arrêterait un jour, pour moi : alors pourquoi s’en faire ? Tout est si lourd, et tout est si léger. C’est l’insoutenable légèreté de l’être. J’aime d’amour ce livre, d’ailleurs.
Depuis petite, j’aime les memento mori et l’imagerie d’Halloween, du día de los muertos. À une époque j’allais même faire des visites à des personnes âgées en maison de retraite (joli mot pour un mouroir). Je trouve ça louche que l’on détourne les yeux de la mort et du vieillissement, notre destin commun, et à l’inverse je trouve ça sain qu’on s’accorde des moments pour penser à la mort, pour la représenter. C’est le déni qui m’angoisse.
En attendant de passer à la caisse, je continue à regarder les gens autour de moi. Un jeune employé du magasin se mate dans la glace de l’étalage produits frais : pense-t-il parfois qu’il va mourir lui aussi ? Puis un type à la face très très rouge portant bouteilles de whisky et du pastis. Est-ce qu’il se rend compte qu’il accélère sa propre destruction ? Est-ce qu’il le fait exprès ? Est-ce qu’il aura des regrets lorsqu’elle sera imminente ?
Il y a même un level supplémentaire d’approche consciente de la mort… Un soir, j’ai retrouvé mon ami Tanguy en terrasse, en lui racontant que j’avais bien cru qu’une voiture allait me renverser, sur le chemin. J’ai ajouté « bon, au moins, je serais morte sur le coup, c’est déjà ça ». À ma grande surprise, il a répondu que ce serait dommage, de son point de vue : la mort aussi est une expérience à vivre.
Mince, et pourquoi pas… Il m’a donné là matière à réfléchir.
Il est difficile de se projeter dans la fin de vie. Par essence, on n’en a pas de récit intérieur. Mais pourquoi pas chercher aussi à rester lucide et apaisé dans la mort.
La question du dérèglement climatique et de l’épuisement des ressources soulève un autre défi : peut-on accepter l’idée de notre propre mort, si elle s’accompagne de la disparition de tout ce qu’on a connu de beau et de bon, de tout ce qui est laid et douloureux ? J’ai l’impression que la réponse est dans la question… Non, c’est trop difficile, même lorsqu’on n’a pas d’enfants. Mais qui sait, peut-être qu’avec le temps, en dernier recours, on peut se faire à cette idée.
Je n’ai pas de réponse pour cela. Je pense que dans l’état des connaissances et des projections actuelles, on ne peut heureusement pas être certains que la vie disparaîtra de la terre dans les prochaines décennies. Mais notre propre échelle temporelle, la courte durée de nos vies, durée au-delà de laquelle il nous est difficile de penser le temps, est sûrement très liée avec le fait que l’on n’a pas su préserver les ressources pour les générations futures.
On dit “c’est long” lorsqu’on doit attendre un instant de trop. On coupe en quelques minutes des arbres qui ont mis des dizaines d’années à pousser. On veut acheter de la cuisine rapide à préparer et pour cela on accepte des pesticides et des emballages qui mettront un temps fou à disparaître. On attend des résultats politiques à court terme alors que des vrais changements mettraient des années à être visibles. En partie parce que l’on sait, ou on sent, que l’on va vivre seulement quelques années.
Ça n’est pas un reproche : j’aimerais qu’on soit différents, plus sages. Mais nous sommes faits ainsi, moi y compris, la plupart du temps. Dans la société que je connais, en tout cas.
Je ne sais pas si on peut changer ça, ce biais humain. Est-ce possible, est-ce même souhaitable ? On peut déjà essayer de faire un pas de côté, quand ça nous est possible, pour penser à ça : ok, je vais bientôt mourir. Alors en attendant, je fais quoi ?
(Un morceau de musique pour l’ambiance, sans doute choisi à cause de l’évocation du jour des morts, ainsi que de l’image de Marie Meier)
Finitude
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