Je viens d’une région où la côte a été épargnée par la barbarie immobilière. Dans le nord-Finistère, on voit peu d’énormes baraques s’arrogeant un bout de plage et gâchant la vue, pas d’immeubles pouvant stocker des centaines de touristes. La côte sauvage est à nous et à vous, la baignade est permise à tous ceux qui osent braver la fraîcheur de la mer.
C’est avec effarement que j’ai constaté et constate encore qu’il n’en est pas de même dans les villes balnéaires d’ailleurs. Par exemple, découvrant La Baule, je me souviens m’être demandée comment, à quel moment, on a pu penser que construire des bâtiments si laids en front de mer serait une bonne idée. Et puis parmi tout un tas de réponses économiques, touristiques, j’en suis arrivée à la conclusion que le seul endroit où on peut supporter ce type d’immeubles, c’est quand on est à l’intérieur. La vue sur mer doit être sacrément agréable quand on est au balcon du 10e étage d’un de ces machins.
Je ressens quelque chose de similaire à propos de la voiture. Lorsque je ne suis pas dedans, j’ai toutes les raisons de détester les autos et ce qu’elles représentent.
En premier lieu, évidemment, pour leur consommation de carburant. Vincent Mignerot le formulait bien dans sa conférence pour Adrastia (attention âmes sensibles ne cliquez pas) : lorsqu’on remplit notre réservoir d’essence, on vide le réservoir d’énergies fossiles de la planète. On n’y pense pas à chaque plein, mais c’est un effet aussi bête de vases communicants. Jusqu’à quand ce sera possible ? Pourquoi on n’a pas déjà changé nos habitudes pour remédier à cette finitude ? Je me le demande avec agacement. Et comme rien ne se perd, rien ne se créé, le pot d’échappement crache ses gaz à effet de serre dans l’air que l’on respire. Résultat, on respire mal. Je trouve également incroyable d’avoir besoin d’un véhicule si énorme, si lourd, pour transporter si peu de choses, nos petits corps et nos rares bagages. Mince, on a réussi à aller sur la Lune, sur Mars, et on ne peut pas faire mieux que ce ratio pourri ?! Outre ces considérations bassement écologiques, je vois bien que je ressens une nette aversion pour les voitures lorsque j’attends mon tour de piéton ou de cycliste, et que je subis de plein fouet les nuisances : bruit, gaz d’échappement, vitesse menaçante. En cas de choc, je ne ferai pas le poids. Mais même sans choc, je ne fais pas le poids ! Nos villes et nos campagnes sont le royaume de l’automobile.
Forte de cette répulsion de longue date, je remplace les services que l’automobile rend fidèlement à l’homme par d’autres services, adaptés à mes besoins : je suis bien sûr adepte du train pour les déplacements entre les villes, du vélo pour les sauts de puce dans Nantes, du covoiturage payant depuis environ 2006, puisque le train est si cher, mais aussi de la location de voitures entre particuliers. Tout ça m’est permis bien sûr parce que je vis dans des grandes villes depuis plus de dix ans, sans enfants à transporter. J’espère vraiment sincèrement que je ne serai jamais obligée d’acheter une voiture.
Et pourtant, lorsque j’utilise une voiture, notamment en tant que conductrice, je dois me rendre à l’évidence que je suis à la place du touriste sur son balcon à La Baule. Je suis dedans, et j’aime ça !
J’aimais ça les trajets entre copains pour aller danser, quand on était jeunes mais pas assez cons pour oublier de désigner un conducteur sobre. J’étais bien contente, les matins où au lieu de prendre le car scolaire, je posais mes fesses dans la voiture de mon cher voisin pour aller au collège puis au lycée en écoutant Bernard Guetta et Philippe Meyer. Et j’adore ça, lorsque c’est l’heure des vacances et que l’on roule vers l’ouest et le coucher du soleil, qu’on attend d’apercevoir enfin la mer en écoutant la musique à fond. Pour tout dire, je ne crois pas qu’il y ait un meilleur endroit que la cabine d’une voiture pour écouter de la musique ou la radio.
J’ai donc des ressentis opposés lorsque je suis dehors ou dans la voiture. Ou pour affiner : mon ressenti s’oppose à mes convictions lorsque je suis dans la voiture. C’est que, d’objet, lorsque je suis victime des nuisances sans en profiter, je deviens sujet, lorsque je conduis une voiture et que je produis moi-même ces nuisances.
Ce paradoxe douloureux est souvent en jeu dans les questions de responsabilité sociale. Il est plus facile d’accuser les hommes et femmes politiques de tous nos maux que d’accepter que nos votes et notre inertie leur donnent les rênes du pouvoir. On tombe tous d’accord pour dire que les agissements d’une boîte comme Monsanto sont nuisibles, mais il est plus compliqué d’assumer notre culpabilité partagée, en tant que consommateurs de marques utilisant Monsanto à l’étape de production de leurs biens.
Lorsqu’on est objets, lorsqu’on se place à l’extérieur, les solutions semblent toutes trouvées et applicables par les autres. Admettre que l’on est sujet, et qu’on doit changer aussi à l’intérieur, est plus compliqué.
En prenant compte cette dualité, voici ce que je tente de m’appliquer : ne pas exiger des autres ce que je ne pense pas capable d’exiger de moi-même. Ce qui ne veut pas dire que je m’accable de tous les maux de la terre. Je crois que pour les problèmes environnementaux, la responsabilité est partagée, mais que certains en portent une plus grande part. Après tout, beaucoup de mes choix de consommation sont faits par défaut. Après tout, je ne recherche pas l’enrichissement et le pouvoir.
La circulation entre intérieur et extérieur, entre objet et sujet, est permanente.
Intérieur. Lorsque je découvre que la plupart des produits cosmétiques sont dégueulasses, je tente de réduire mes besoins et d’acheter uniquement des produits certifiés écologiques (ici on peut vérifier tous les composants de ce que vous voulez acheter).
Extérieur. Je signe des pétitions ou je milite chez Greenpeace pour tenter d’inciter les entreprises cosmétiques à avoir une meilleure ligne de conduite. Mais je n’arrive pas à aller jusqu’à arrêter de me maquiller et j’ai du mal à me passer de ma douche quotidienne.
Intérieur. Lorsque je comprends à quel point l’industrie de la viande est porteuse de dangers en terme de santé publique (je ne parle pas du débat récent sur la viande rouge, le problème est bien plus global), je réduis considérablement ma consommation, et tente de ne manger de la viande que lorsque je sais qu’elle a été produite dans des conditions décentes.
Extérieur : Je ne comprends pas qu’on en soit arrivés là. Tant de ressources naturelles, tant de pollution, pour manger bien plus de viande que notre corps peut le supporter… Alors je ne milite pas, pas encore, mais je ricane bien des arguments des carnistes. Je vois ça de l’extérieur, je ne me sens plus tout à fait concernée. Pourtant quand je mange au resto, je m’octroie encore souvent un morceau de viande, même sans savoir comment elle a été produite, sans même être sûre qu’elle sera parfaitement cuisinée.
Intérieur. Je vois bien que les conditions dans lesquelles sont fabriqués les vêtements bon marchés ne sont pas compatibles avec mes valeurs : travailleurs exploités, produits polluant, transport d’un bout à l’autre de la planète. Alors j’achète moins de vêtements neufs, j’évite d’acheter sur une impulsion, partant du principe que si j’en ai vraiment envie, je peux revenir le lendemain. Souvent, je ne reviens pas. Je répare ou fais réparer et j’achète beaucoup d’occasion, en ligne ou dans les nombreuses boutiques existantes. J’aime bien faire le point sur la tenue entière que je porte : aujourd’hui par exemple, ma robe a été achetée neuve il y a quelques années, mais mes pompes sont d’occasion, et mon gilet et mes collants m’ont été donnés par des proches.
Extérieur : Je pense tout de même qu’on devrait faire appliquer nos lois sur le travail et l’environnement aux entreprises qui délocalisent ou sous-traitent, à toutes les étapes de production, et tant pis si les prix augmentent. On n’a pas besoin de tant de choses dans nos placards. Le bien-être (voire la simple subsistance) de notre civilisation ne peut pas seulement reposer sur la capacité des individus au boycott. La preuve, malgré mes intentions de sobriété, tout récemment j’ai encore acheté un manteau sur un coup de tête, sans en avoir réellement besoin : il m’a plu tout de suite, je suis tombée dessus dans une autre ville que la mienne, et d’où ça me faisait plaisir de ramener un souvenir. Je n’arrive pas toujours à me sentir concernée par les problèmes que mes actes causent.
Ce sont quelques exemples, mais en toutes choses j’essaie de faire avancer l’intérieur et l’extérieur, en parallèle. J’ai encore sans doute des angles morts, et je n’ai pas toujours le choix, si je veux garder plus ou moins le même mode de vie dans lequel je suis née.
Qu’on ne me taxe pas de naïveté : je ne crois pas que mes choix apportent la solution aux maux de la planète et de ses habitants. Simplement, je n’ai pas envie d’agir autrement. C’est la seule façon de vivre dans laquelle je trouve du sens, de la cohérence, et du bien-être.
Il y a une chose capitale que je dois ajouter. Tout ça n’est possible que dans la bienveillance. Que ce soit de l’extérieur ou de l’intérieur, que ce soit en moi ou chez les autres que j’aspire à un changement, je ne peux les observer qu’avec compréhension et tolérance. Sans cela, il est impossible que quoi que ce soit advienne de bon, à l’intérieur ou à l’extérieur de moi.