Enfants
Il y a quelques mois, deux enfants de 4 et 6 ans sont entrés dans ma vie. Je les vois régulièrement pour m’occuper d’eux avec leur père. Je fais partie des adultes qui les éduquent et je me sens honorée de cette confiance que leurs parents m’accordent. Par chance, j’adore ça !
J’adore que leurs questions me forcent à chercher des définitions justes de tout et n’importe quoi. J’adore avoir l’impression que l’on a une vraie marge de manœuvre pour en faire de bonnes personnes. Un bon remède contre le sentiment d’impuissance.
J’ai passé ce week-end qui se termine avec eux, et nos activités ont assez peu différé des autres moments que l’on passe ensemble. Des journées bien remplies, avec leur lot de petits combats habituels et passionnants, comme par exemple, ces jours-ci :
– Apprendre les noms des légumes de saison, achetés à des agriculteurs du coin. Expliquer que la soupe sera moins lisse que celle en boîte, parce que nous prenons le temps de la faire nous-mêmes, pour éviter les pesticides et les emballages plastiques.
– Définir le concept d’intention, bien utile pour différencier les catégories de bêtises (plus graves si l’intention était mauvaise).
– Essayer de détruire les débuts de croyances qu’ils ont assimilées autour de leur genre : oui, les petits garçons peuvent passer l’éponge, oui les petits filles peuvent se déguiser en pirates.
– Répondre aux questions philosophiques entre la poire et le fromage comme : est-ce qu’on peut être triste pour les méchants ? Oui on peut, on peut être triste pour eux car la méchanceté provient souvent de la frustration, de l’ignorance ou de la colère, et que pour ces raisons on peut avoir pitié d’eux. Mais on n’est pas obligé. Et ça n’empêche pas de se faire respecter et de refuser leur méchanceté. Et parfois c’est nous-mêmes qui sommes méchants, et ça nous rend tristes.
– Rappeler que l’on est heureux qu’ils préfèrent dessiner, imaginer des histoires ou discuter avec nous plutôt qu’être passifs devant un écran.
Ce samedi 14 novembre, on leur a aussi expliqué qu’une attaque avait eu lieu dans la ville où ils vivent, que beaucoup de personnes étaient mortes mais que tous les gens qu’ils aimaient allaient bien. Que ça avait été perpétré par des individus qui pensaient que leurs idées leurs donnaient le droit de désobéir à la loi. On leur a dit que si nous étions tristes et tendus les jours à venir, ça ne serait pas de leur faute. Que la police et l’armée feraient en sorte que tout le monde soit vite en sécurité. Nous avons passé sous silence le fait que le degré de peur pour leur sécurité et la nôtre avait monté d’un cran.
À intervalles réguliers, j’étais aspirée par les évènements du vendredi soir. Pour essayer de comprendre, de ressentir, et de comprendre ce qu’ils ont pu ressentir. Les victimes, leurs proches, les bourreaux, leurs commanditaires. Pourquoi et comment en est-on arrivés là ? Que va-t-il nous arriver maintenant ? Tournée vers mon téléphone, vers mes pensées, vers le passé et le futur.
Difficile dans ces conditions d’être connectée au présent.
Je me reprochais d’être insuffisamment présente pour mon compagnon et pour les enfants, mais je me sentais dépassée.
Nous sommes allés récupérer en librairie un livre/DVD que j’avais commandé, le film La Belle Verte, de Coline Serreau. C’est un film que j’ai dû voir autour de l’année de sa sortie, en 1996, et auquel je repense souvent, que je revois de temps en temps. C’est un support de rêve et de réflexion, un film utopiste qui remet en question toutes nos valeurs. Elle imagine une civilisation où règne l’harmonie entre les êtres et leur environnement. Forcément, vu de ce jour de deuil et de confusion, ça prenait une dimension encore plus émouvante.
Nous l’avons regardé ensemble, regroupés en tas de tendresse sur le canapé, et avons fait des pauses pour expliquer des choses aux enfants. Ce moment m’a fait retrouver la sensation que j’avais eue presque toute la semaine, avant le bain de sang.
Jusqu’au moment où sont arrivés les premiers SMS qui nous ont mis en alerte puis en panique, j’étais en phase avec moi-même, alignée, connectée. Quelque chose de pas évident à définir, surtout à quelqu’un qui n’a jamais ressenti cela. Comme si j’arrivais à marcher en équilibre sur un fil tendu au-dessus du bordel du monde, en toute aisance. Je me sentais en pleine possession de mes moyens.
Puis ce massacre absurde a eu lieu, et je me suis perdue dans des pensées erratiques et douloureuses. De la tristesse, de la colère et ce pénible et familier sentiment d’impuissance. Heureusement, j’ai vite pu me raccrocher à l’harmonie que j’avais conquise de haute lutte. Comment la retrouver puis la garder ? Quand je regarde trop longtemps en bas en me demandant « et si je tombe, à quoi point je me ferai mal ? », je perds évidemment l’équilibre et risque la chute de mon fil. Il ne faut pas que je me déconnecte des gens que j’aime, de ces enfants qui ont besoin du meilleur de moi-même.
Et j’en suis arrivée au lendemain du choc à cette certitude qui me guide vers un apaisement : la seule réponse que j’ai, pour aider ces enfants à être de bonnes personnes, c’est continuer à être en pleine possession de mes moyens.
Combativité
Depuis l’enfance, en découvrant des images et des informations sur les pays en guerre, les réfugiés, les SDF, j’essaie de faire un effort d’imagination pour projeter leur situation sur la mienne. Je pense que ce réflexe était issu de la peur que ça me tombe dessus, mais aussi de l’empathie. Ils souffrent et je ne souffre pas, c’est injuste, mais je peux remettre un tout petit peu de justice en m’imaginant à leur place.
Et puis le séisme du 11 septembre. Et puis les années Sarkozy et la nausée quasi-quotidienne. La tuerie d’Utoya. Le bouleversement climatique qui crée des pressions migratoires et du terreau propice au désir de vengeance. Les comportements néo-colonialistes de nos entreprises et le pillage des ressources. Le copinage avec des états tyrans au nom de la sainte croissance. Les inégalités insupportables. La tension entre les différents groupes sociaux. La violence d’état, la violence économique.
J’ai pensé qu’il fallait regarder le malheur dans les yeux, car il risquait fort de contaminer nos vies jusqu’à présent épargnées. Je ne veux pas baigner dans l’insouciance, je pense qu’elle est dangereuse. J’ai peut-être trop regardé Buffy contre les vampires…
« C’est parce que la catastrophe constitue un destin détestable dont nous devons dire que nous ne voulons pas qu’il faut garder les yeux fixés sur elle, sans jamais la perdre de vue. »
Jean-Pierre Dupuy
Je suis poursuivie comme beaucoup par une sensation que quelque chose va nous tomber dessus et qu’il va falloir être courageux. Si ce moment arrive, quelque forme qu’il prenne, il vaudra mieux que je sache qui je suis, de quoi je suis capable, pour réussir à être heureuse malgré tout et pour être utile à quelque chose.
Or la seule réponse que je connaisse pour être prête en cas de choc, en cas de crise, pour rester courageuse, c’est d’être en pleine possession de mes moyens.
Ce qu’il y a de mauvais en moi
Je me souviens d’une analyse entendue sur France Inter après une tentative d’attentat dans un avion, il y a quelques années. Le commentateur était surpris que le type arrêté ne soit pas un marginal, pas un paumé. Il avait l’air de penser que les terroristes agissaient par jalousie, parce qu’ils désiraient quelque chose que nous avions et qu’ils n’avaient pas. Forcément, le fait que ce soit cette fois-ci un homme bien intégré, qui aurait pu profiter d’une vie à l’occidentale, ça ne rentrait pas dans sa grille de lecture. Il ne lui était sans doute pas concevable que ce criminel voulait nous détruire parce qu’il trouvait notre mode de vie débectable.
On est nombreux à devoir lutter contre notre part misanthrope quand on fait le bilan, toujours renouvelé dans le pire, de ce que nous faisons subir aux autres humains, aux autres espèces, à la planète. Nous savons que notre façon de consommer, de vivre, est destructrice à long, moyen et court terme, pour les autres, pour nous. Mais nous ne sommes pas foutus de nous arrêter de notre propre chef, revendiquant notre insouciance. Alors que des gens veuillent nous détruire, nous détestent, je le conçois. Seulement je suis pacifiste. Alors au lieu de m’attaquer aux autres, je traque à l’intérieur de moi mes élans consuméristes, mes a priori racistes ou sexistes, mon égoïsme, mes raccourcis de pensée, ma peur.
Et pour éradiquer ce que je porte en moi de mauvais, il me faut de l’obstination et de la lucidité. Pour cela aussi, j’ai besoin d’être en pleine possession de mes moyens.
« Le combat sans armes qui ramène vers la vie » *
Alors ça y est, des personnes que je connais sont touchées par la violence aveugle, ça se rapproche. Je suis choquée, j’ai peur et je suis triste. Je m’autorise à ressentir cela, mais j’observe que je ne me sens pas surprise. Je pressentais que je n’arriverais pas à la fin de mon existence sans voir mon mode de vie menacé d’une façon ou d’une autre.
Un ami m’a répondu par mail au premier texte de ce blog. Il arguait que nous n’étions qu’une petite partie de la population à avoir le luxe de pouvoir réfléchir à comment rendre nos modes de vie moins nocifs. Il concluait qu’à part nous déculpabiliser, cela ne menait à rien. Il a peut-être raison, d’un certain point de vue qui n’est pas le mien. De mon côté, je ne cherche plus de solution à l’extérieur de moi-même. Je crois qu’aucun être humain, puissant ou misérable, n’a de clé pour tout régler. Nous allons vers des temps difficiles, et tout est trop entremêlé, trop complexe, trop ancien, pour que nous puissions tout comprendre et trouver une solution qui nous évitera à tous le choc. Les raisons sont partout et nulle part. Les responsables sont nous tous et personne. Ça m’épuise, je sens que cette voie est stérile et douloureuse.
Sauf qu’on ne peut pas non plus rien faire. Je n’ai pas de remède qui réglerait nos impasses vis à vis du terrorisme, de la menace climatique. Mais puisqu’à chaque conflit intérieur, je trouve une résolution par la même voie, je crois que je tiens ma réponse.
Je dois être en pleine possession des mes moyens.
Je me soucie de l’humanité et de la planète ? Je suis une partie infime de l’humanité et de la planète, alors il me faut commencer par mettre à jour la meilleure version de moi-même. La plus épanouie, la plus vraie, la plus heureuse, la plus puissante.
Dans les moments où je parviens à cet état de connexion avec moi-même, je ressens une facilité à atteindre une meilleure justesse dans mes choix, mes paroles, mes mots. Et avec l’expérience, je maîtrise mieux les outils pour rester en équilibre sur ce fil tendu.
Chacun trouvera ses propres outils : connaissance de soi par la psychothérapie, le yoga, accomplissement et discipline par le sport, les arts martiaux, expression de sa créativité par la musique, la danse, l’écriture, le dessin, les échanges vrais avec les autres… La méditation peut également être un outil puissant.
Se regarder honnêtement et se demander régulièrement : comment pourrais-je être une meilleure personne ? Malgré la peur, malgré la confusion de l’esprit, malgré tous ces freins que l’on connaît trop bien et que l’on croit tout puissants.
Sur le chemin de la libération, on aperçoit que tout est enfin possible. Quitter un emploi qu’on ne supporte plus, se lancer dans les projets reportés d’année en année, affirmer que l’on aime ou que l’on déteste, être la personne que l’on rêve d’être, couper les liens avec quelqu’un qui nous rend malheureux, faire le voyage dont on rêve, s’engager dans le parti ou l’ONG qui compte pour soi…
Partout, on peut insuffler cette force retrouvée, reconquise. Et faire la révolution tous les jours contre ce qui est laid, violent, injuste, triste, faux, en nous et en-dehors de nous. Face à ceux qui veulent déclencher la guerre, on peut apprendre à devenir des guerriers de bienveillance, de créativité, d’intelligence, de solidarité, d’échange, de communication, d’empathie, de lucidité, de courage.
Je ne parle pas de solution, je dis : c’est la seule chose à faire.
Ne pas regarder en bas, chercher l’équilibre en moi pour avancer.
Oxygen, une chanson de Willy Mason, pour nous donner du courage.
J’adresse toutes mes condoléances et mes pensées à ceux qui ont perdu des proches. Je nous souhaite à tous du courage, de la bienveillance et de la lucidité.