Un printemps à Tchernobyl est un grand album de bande dessinée d’Emmanuel Lepage, que j’avais repéré à sa sortie en 2012. Du même auteur, une cousine bien avisée (et amie de Lepage, c’est sans doute aussi ce qui me fait suivre sa production avec curiosité) m’avait offert La Terre sans mal il y a de nombreuses années, un album que j’ai lu et relu avec plaisir, et auquel je repense encore parfois. Je suis très sensible à la question du nucléaire, symbole de notre hubris, feu de Prométhée avec lequel l’être humain fait n’importe quoi, en particulier ici en France. J’avais compris de loin qu’il s’agissait d’un récit de voyage à Tchernobyl, et même si toutes les pages feuilletées ne me convainquaient pas lorsque je l’ai compulsé à la bibliothèque, je l’ai emprunté sans hésiter. Je l’ai lu en plusieurs fois, mais si je me suis arrêtée en cours de lecture, c’est seulement parce que j’y étais contrainte, pour aller faire autre chose ! Si j’avais pu, je l’aurais lu d’une traite et parfois même, la bouche ouverte (si si).
J’ai eu beaucoup de plaisir à poser sur mes genoux ce grand format qui fait la part belle aux images : quel bon choix de ne pas avoir lésiné sur la taille ! Il faut de la place à Emmanuel Lepage pour évoquer largement ce que ça représente pour lui d’aller dessiner là-bas. Le dessin, c’est à la fois sa façon d’appréhender ce monde étrange où il pénètre, et sa façon de nous y emmener. Montrer le résultat de ces heures passés à observer (dont il aurait pu faire un carnet de croquis sans mise en contexte, par exemple) et raconter comment le dessin est une façon d’être au monde sont deux choses sensiblement différentes. J’ai beaucoup apprécié l’habileté avec laquelle Emmanuel Lepage a mêlé les deux. Il se représente par exemple lui-même dessinant, au milieu de ses planches de croquis qu’on imagine faits sur place, ce qui permet de voir ce qu’il a produit là-bas sans sortir du récit à la première personne. Il raconte ce que représente cet investissement : les difficultés et les joies rencontrés dans le processus. Et ce récit côtoie le résultat de ces jours passés là-bas. Les dessins qu’il fait des paysages et des gens rencontrés se teintent petit à petit de couleurs vives, sans qu’on le remarque au début, nous faisant suivre le cheminement vers la joie que semble avoir vécu l’auteur. C’est quelque chose qui a dû faire l’objet de beaucoup de travail, de réflexion, et c’est ce qui m’a le plus enthousiasmée.
C’est qu’Emmanuel Lepage se met en scène, mais pas de façon artificielle. Sa présence n’est pas un prétexte, comme parfois dans la BD dite documentaire, pour expliquer ou montrer Tchernobyl. Il raconte ce qu’il a ressenti, ce paradoxe très fort entre la beauté et la dévastation, et de quelle façon ça entrait en résonance avec sa propre histoire. Selon moi, c’est quand on va honnêtement chercher à l’intérieur de soi qu’on a des chances de toucher à des aspects universels de la condition humaine. Le dessin est dans ce livre le passage entre l’intérieur et l’extérieur d’un être, et je crois qu’il n’est nul besoin d’être particulièrement intéressé par cette discipline pour être touché, puisque c’est bien raconté.
Trouver la beauté -certes mêlée à la peur, mais aussi à la vie- alors qu’il était venu témoigner de la dévastation ; Emmanuel Lepage explique à quel point il est perturbé par ce décalage. Sa réponse éclatante, c’est le livre lui-même : assumer ressentir de tels tiraillements, en faire l’objet de l’œuvre, et même les mettre en exergue sur la couverture.
Si la beauté et la joie ont une très grande place dans cette bande dessinée, on en retient aussi la peur. La radioactivité est invisible, on peut tout au plus la “sentir” au bruit des compteurs Geiger. Emmanuel Lepage montre comme la trouille les prenait parfois par surprise, les submergeait. Il questionne beaucoup cette peur que le danger impalpable provoque -ou non- chez chacun et chacune : les jeunes et les familles de là-bas, les pilleurs qui vont dans la zone interdite, les artistes avec qui il a fait ce voyage, lui-même ainsi que ses proches. Tel qu’il décrit la situation là-bas, c’est la peur qui trace les frontières floues et fluctuantes de la fameuse zone, pour chacune et chacun. S’il ne commençait pas par énumérer les dégâts atroces causés par la catastrophe, on pourrait presque oublier le danger que le nucléaire représente. “La peau des bras et des jambes se fissurait… Tout le corps se couvrait d’ampoules… Quand il remuait la tête, des touffes de cheveux restaient sur l’oreiller”, extraits de La Supplication – Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse, de Svetlana Aleksievitch, cités dans l’album.
Moi aussi je me pose des questions sur Tchernobyl, et ce livre m’a apporté quelques réponses. Le déni est plus facile que de renoncer à notre mode de vie. Mais lorsqu’on va trop loin, trop vite, trop fort et que quelque chose se brise, une autre façon de vie peut continuer à exister, terrible et belle. Tchernobyl, zone 0 de l’ère post techno-industrielle ?
► Un Printemps à Tchernobyl d’Emmanuel Lepage, publié aux éditions Futuropolis en octobre 2012. 168 pages. 25,50€. Plus d’infos sur le site de l’éditeur.