Les projets ont des contours flous et mouvants pendant un certain temps dans nos têtes. Dans la mienne en tout cas, les envies et les idées s’agglomèrent, se dilatent, s’en vont et se rapprochent à leur rythme, comme des nuages. J’ai sans doute commencé à prendre des notes sur mon milieu d’origine fin 2014 sans avoir d’idée précise sur mes desseins. En 2018, alors que s’apprêtait à sortir ma BD Ys, l’idée de faire une série de capsules vidéo avait pris forme et j’ai commencé à écrire des textes ainsi qu’à filmer des entretiens. Fin octobre 2018, j’ai publié un texte de présentation sur Facebook, que depuis j’ai copié tel quel sur mon site. Lors du festival des Utopiales 2019, une amie (merci encore Caro !) m’a parlé d’un appel à projets lancé par La Plateforme, Pôle cinéma audiovisuel des Pays de la Loire, et quelques semaines plus tard, je prenais le bateau pour l’île d’Yeu en compagnie de 9 autres auteur·e·s pour une première semaine de résidence d’écriture. Je suis encore pleine de gratitude pour La Plateforme, pour Mathilde, Adrien et Caroline, pour le jury qui m’a fait monter à bord de cet accompagnement alors que je n’avais encore que des nuages dans la tête ! Que vous ayez cru en ce projet au point de me donner les chances de le professionnaliser lui a déjà conféré un nouveau sens.
La résidence fut pleine comme un œuf : de discussions, de rencontres, de travail surtout. Si j’ai joint à cet article beaucoup de photos de nos sorties, ce n’est pas qu’elles étaient plus nombreuses, mais plus photogéniques que les séances de travail !
C’était étrange de ne jamais être seule, mais je n’ai pas eu le temps de trouver ça pesant tant la compagnie des autres était stimulante et joyeuse. Nous avons admiré un peu la mer, regardé quelques films et beaucoup entendu l’hélicoptère de l’île depuis notre salle d’atelier. J’ai souvent ri et parfois retenu des larmes. Je me souviens avoir pensé devant le magnifique film J’avancerai vers toi avec les yeux d’un sourd de Lætitia Carton : « que quelqu’un m’essore, je suis bien trop imbibée d’émotions pour pouvoir en absorber une seule de plus ! ». Et nous n’étions sur l’île que depuis 48h.
Lætitia Carton était là en tant que réalisatrice invitée. Elle a passé une partie de la semaine à nos côtés et nous avons pu lui poser nos questions sur sa façon de faire des films. C’est à ce moment que ma position en tant qu’autrice de film en devenir a bougé le plus ostensiblement. La veille au soir, à la sortie de la projection de J’avancerai vers toi, un copain du Parcours m’a demandé si ça ne me mettait pas la pression de voir un documentaire de création si bien tissé, si ça n’était pas flippant que la barre soit mise aussi haut. J’avais adoré, mais pas ressenti cette peur ou ce défi dont il parlait. Le lendemain matin, au début du temps de questions-réponses avec Lætitia, j’ai remarqué que je n’avais pas d’idées de questions. Comme pour le film de la veille, j’étais spectatrice. Mais après que nous l’ayons cuisinée en groupe pendant 2 ou 3h, j’ai senti que quelque chose s’était déplacé en moi. J’avais pu me sentir proche des aspirations, des intentions de la réalisatrice, me projeter dans son parcours. Et donc commencer à prendre un tout petit peu la mesure de l’énorme travail qui m’attendait pour faire un beau film… Et en effet, le symptôme de ce mouvement fut le mélange de terreur et d’excitation que l’on peut ressentir avant de s’élancer en terrain inconnu ! Je déteste les parcs d’attraction, mais ce Grand Huit-là, je prends.
Le groupe docu, avec qui j’ai passé la majeure partie des journées, était composé en plus de moi de 3 femmes, Isabelle Mandin, Manon Aubel, Marion Sellenet, et d’un homme, Bruno Ulmer. Nous étions accompagnées par la réalisatrice Anna Feillou, dotée d’excellentes intuitions, d’une grande capacité d’écoute et de la faculté de doser parfaitement douceur et rigueur ! Dans ce contexte bienveillant et avec comme support de discussion nos projets de films, autant dire des morceaux de nous, le degré d’interconnaissance est allé assez loin, non sans que les voiles de pudeur discrètement laissés ici ou là ne soient traités avec respect. Le tutorat d’Anna et les échanges avec les ami·e·s du groupe Docu continuent à ce jour, et la solidarité dont ils sont emprunts m’est très précieuse.
Pendant la semaine, je me suis laissée guider par les exercices d’écriture proposés par Anna. Je suis notamment allée creuser dans ce qu’elle appelle « à l’origine » : ce qui constitue le feu qui m’anime pour faire ce film. Mon désir de communalisme, la question de l’effondrement et ce qu’on en fait dans nos vies, ma compréhension de l’histoire de ma famille et de ses liens avec le monde paysan, les émotions vis à vis des animaux et des plantes, mon envie de dépasser des clivages pour inventer de nouvelles voies… La résidence s’est terminée le 17 janvier, et j’ai depuis rendu 3 différentes versions de mon dossier de film à Anna. Je suis également allée passer un week-end à Plabennec pour faire des repérages, deux jours eux aussi pleins d’échanges m’ayant permis d’opérer le tournant principal dans mon projet. Merci à vous Jean-Yves, Mick, Momo et Marie Lou ainsi qu’à mon frère Vincent pour le temps que vous m’avez accordé !
Aujourd’hui, mon écriture se structure autour de la courbe du deuil. Je ne sais pas s’il s’agit d’un tuteur appelé à s’estomper ou à rester, mais c’est en tout cas le guide sur lequel je m’appuie depuis 2 mois et qui me semble tenir la route. Ce schéma été proposé en 1969 par la psychiatre Elisabeth Kübler-Ross pour modéliser les différents stades émotionnels par lesquels passe une personne qui apprend sa mort prochaine (formulation tirée de Wikipédia). Par extension, il a été utilisé presque aussitôt pour d’autres types de chocs et de deuils, mais aussi pour la compréhension des émotions liées aux changements en général. C’est de mes émotions qu’il s’agira dans le film, car j’en suis arrivée à l’idée que le plus pertinent serait de me mettre en scène et de raconter mon propre deuil d’une certaine vision du monde et de l’existence. Deuil puis renaissance ! Car contrairement à ce que les nouvelles terribles de la planète nous amènent parfois à conclure, je ne crois pas qu’on ait à choisir entre joie de vivre et lucidité. Ainsi, j’ai envie de montrer aux spectateurs et spectatrices que lorsqu’on accepte de se confronter à sa peur et à sa colère, on peut retrouver ensuite une forme d’espoir actif, de la capacité d’agir, de la sérénité et de la confiance.
À partir de ce nouveau fil rouge, le dessin du puzzle est apparu et mon plus grand travail maintenant est d’investir ce choix afin de le nourrir de manière aussi authentique qu’efficace. Il m’a rendue plus à l’aise dans mon positionnement par rapport aux personnes que je vais filmer, car je fais de mieux en mieux la distinction entre la « version de moi » qui sera le personnage du film et le « moi » qui écrit le film, la « Annaïg de 2020 ». Tout cela bougera encore beaucoup et il est possible que ce que je raconte ici ne soit plus d’actualité dans quelques mois ! Les nuages qui s’agglomèrent, se dilatent, s’en vont et se rapprochent… Je mesure ma chance d’être accompagnée par Anna et par les ami·e·s de Parcours d’auteurs, car le chemin est long et fastidieux.
Prochaines étapes : le rendu d’une V5 de mon dossier à Anna, la conception d’un petit fanzine-souvenir de la semaine à l’île d’Yeu, puis début juin la deuxième semaine de résidence collective, si les mesures sanitaires nous le permettent. Cette résidence devait se terminer par une séance publique de pitch, c’est à dire une présentation orale de notre film rapide et si possible efficace. Ce sont notamment les ficelles de cette efficacité que nous devrions apprendre en semaine 2, planifiée cette fois sur Noirmoutier ! Je crois que La Plateforme a pris au mot l’idée selon laquelle il faut s’isoler pour écrire… Je suppose que les pitchs ne pourront pas être publics en raison des risques de contamination, mais que ce soit à ce moment-là ou plus tard, je vais prochainement me mettre à la recherche d’un·e partenaire de production et/ou d’argent, pour ne pas faire ce film toute seule. Ce n’est pas que la solitude me fasse peur, mais j’ai envie de cette altérité. Envie et besoin, car si je veux que le film ait une qualité professionnelle, l’idéal sera de pouvoir rémunérer des professionnel·le·s pour travailler à mes côtés.
L’altérité dans ce Projet Plab, ce sont mes proches avec qui j’en parle beaucoup, ce sont mes ami·e·s de Parcours d’auteurs, mais aussi vous qui lisez ce texte ! Si la collapsologie et la collapsosophie vous travaillent, sachez que je pense bien à vous en travaillant sur ce film. Nous sommes tous et toutes ensemble dans cette galère, et voici ma manière à moi de prendre ma petite rame pour naviguer vers des rivages désirables.