Je suis consternée lorsque l’on oppose les luttes sociales, écologique et les luttes pour ce qu’on appelle « droits individuels ». Sans parler de toute la frange idéologique prête à traiter les militant·e·s de séparatistes, une partie de la gauche semble penser les mouvements d’émancipation féministes, antiracistes ou LGBTQI détournent de problèmes plus graves ou plus urgents comme les inégalités sociales ou le dérèglement climatique.
À titre personnel, je considère toutes ces causes comme parfaitement liées entre elles. Je vais utiliser l’exemple le plus récent que j’aie croisé : j’ai entendu ce dimanche dans la vidéo ci-dessous Cédric Ringenbach, ingénieur et président de l’association la Fresque du climat. Je préfère prévenir : ce qu’il raconte est très difficile à soutenir émotionnellement. Personnellement, alors que je suis plutôt informée sur le problème, il m’a fallu quelques heures après l’avoir vue pour ne plus sentir le poids de la peur sur ma poitrine.
Mais voici l’essentiel, dans le cadre de ce que je veux expliquer ici : il explique qu’avec la voie que nous suivons actuellement, il n’y aura bientôt des récoltes que pour 1 milliard d’humains. Comment décide-t-on quels seront les 1/8e de l’humanité qui mérite de survivre ? Qui décide ? Selon quelles règles ? Bien sûr, il n’y aura pas de moment où cette question se posera telle quelle. Mais elle est selon moi en jeu de plus en plus fort à mesure que les ressources naturelles nécessaires à la survie humaine disparaissent pour toujours.
Dans un tel contexte, la France sera bien sûr touchée par les catastrophes naturelles en cascade que le dérèglement climatique va causer, mais on peut aussi imaginer que les habitant·e·s des zones déjà très chaudes viendront bientôt par millions à nos frontières pour chercher des conditions de survie.
Pour moi, nous nous préparons déjà à gérer cette crise migratoire permanente qui sera aussi crise morale : chacun·e d’entre nous devra se positionner par rapport à cela, et le fera selon ses valeurs. Mais les valeurs sont à mon avis déterminées en partie par ce que l’on a besoin de croire. Si on estime que tout le monde devrait avoir les mêmes chances de survie, alors on devrait en toute logique accepter de redistribuer ce qu’on possède à des plus malchanceux. On peut estimer par contre que certaines personnes méritent plus que d’autres : parce qu’elles n’ont pas la bonne religion / la bonne couleur / la bonne orientation sexuelle / la bonne opinion. Ça a l’air terrible résumé comme cela, mais c’est plus fréquent que ce que l’on croit : il ne vous est jamais arrivé d’être plus triste pour les victimes françaises d’une catastrophe ? Ou de souhaiter la misère à des gens dont vous méprisiez les opinions politiques ? Alors si vous pensez cela, vous êtes plutôt de celles et ceux qui pensent que certain·e·s méritent mieux que d’autres, non ? Vous n’avez pas forcément envie de vous percevoir comme cela. Et je peux ajouter : moi non plus, je n’ai pas envie de me percevoir comme cela, alors j’essaie de ne plus raisonner ainsi.
Plus les ressources pour vivre se réduiront, plus le dilemme moral sera polarisé et clair : qui mérite de mener une vie correcte ? En fait, les choses seront sûrement plus confuses que ça, parce qu’il y a plein de biais cognitifs qui nous permettront de ne pas nous poser la question en des termes aussi choquants. Le réflexe ancré dans nos mécanismes de survie sera de souhaiter la survie des humains « comme nous », de proche en proche : nous-mêmes, notre famille, les gens qu’on apprécie de loin et qui ont de la valeur affective ou culturelle à nos yeux. Mais cette idée qu’on donne priorité à la vie de certains humains plutôt que d’autres, elle est presque intolérable (quoiqu’assumée par de plus en plus de courants politiques), donc on la masquera plus ou moins consciemment par des opinions et des croyances moins choquantes. Et c’est ce qui est à l’œuvre un peu partout dans le monde avec la normalisation d’opinions politiques d’extrême droite : on se resserre sur ce qu’on pense être LA bonne façon de vivre, LA bonne façon de penser, LA bonne façon de vivre sa vie sexuelle. Les autres sont des profiteurs ou des cons, ou des paumés, des irrécupérables de toute façon, des gens qui se trompent et qui sont même probablement dangereux. Et mine de rien, cette construction morale permettra, quand les ressources viendront vraiment à manquer, d’être bien dans ses baskets quand on érigera des murs barbelés pour protéger notre équipe contre les loseurs du dehors.
C’est aussi pour cela, à mon sens, que des personnes nées du bon côté de certaines barrières sociologiques refusent l’existence du concept même de privilège. Il implique en effet d’accepter l’idée que ce qu’on a de bien dans la vie est le résultat d’une répartition injuste des ressources disponibles en quantité limitée sur cette terre. Et pas de notre mérite personnel, pas de bol. Par exemple, une grande part du confort matériel dont on jouit dans notre pays vient de l’exploitation crasse d’autres nations. Même si on a envie de souhaiter l’abondance alimentaire, l’eau chaude et les congés payés à tout le monde, ce confort n’est pas « normal », c’est une construction sociale et historique. On n’a pas à s’en sentir coupable (je trouve la culpabilité rarement pertinente), mais se sentir responsables du destin desdits pays serait un minimum, non ? Pourtant beaucoup refusent par exemple juste d’accepter que le colonialisme a vampirisé d’autres peuples, on en est encore là.
Je continue mes associations d’idée sur le lien entre structures de domination et élitisme essentialiste : les affaires récentes d’auteurs pédophiles et/ou pédocriminels qui assumaient leurs attractions et/ou crimes en les percevant comme des initiations par des êtres supérieurs m’ont ouvert les yeux. Je crois que plus on jouit de la domination, plus on a besoin psychiquement de croire dur comme fer qu’il existe des êtres humains supérieurs à d’autres. Sinon cela voudrait dire assumer qu’on est soi-même un monstre, ce qui à mon avis quelque chose que peu d’êtres peuvent faire. Non, c’est plus confortable psychiquement de se dire qu’on est un grand artiste qui a fait l’honneur d’échanger son expérience et son bon goût contre la chair tendre d’un·e enfant. Cet aspect psychique de la domination sociale est dangereux, car il rend les opinions encore plus indéboulonnables chez ceux qui ont besoin de croire en leur mérite personnel pour pouvoir encore se regarder dans la glace.
En fait ces cas de domination pédophile sont le paroxysme terrible de quelque chose de plus commun. On donne un sens à l’arbitraire de l’injustice en adhérant à la croyance inconscience que cette injustice a un sens. Je prends la pari qu’il y a plein de croyances plus ou moins conscientes qui nous aident à supporter les énormes injustices de ce monde, souvent des erreurs fondamentales d’attribution : un biais cognitif qui nous fait surestimer l’importance de caractères liés à la personnalité ou aux opinions d’une personne dans une situation, plutôt que d’expliquer une situation par des facteurs externes. Par exemple : les SDF n’ont pas de volonté, les nations démunies choisissent des mauvais dirigeants, les femmes battues n’ont qu’à pas aimer les salauds, les manifestants qui s’en prennent plein la gueule ont sûrement commencé les premiers, etc etc. Il plus rare et inconfortable de se dire : « si j’avais été à la place de cette personne, il me serait probablement arrivé la même merde ».
Sans aller jusqu’à la jouissance dans la domination, quand on est du bon côté de l’injustice, alors il vaut mieux ne pas la voir comme telle et considérer que certains humains méritent plus que d’autres, comme je l’écrivais plus haut, parce qu’elles n’ont pas la bonne religion / la bonne couleur / la bonne orientation sexuelle / la bonne opinion. Et pour cela on a besoin d’élaborer une définition de ce que c’est que la bonne façon de penser et de vivre.
Être gay, ou être trans, être noir·e, être une femme, être malade, être porteur ou porteuse d’un handicap, ça ne donne pas les mêmes chances dans la vie. C’est un fait et les statistiques sur la richesse, le travail, la violence le rappellent facilement. L’idée des féministes, des antiracistes, des militant·e·s LGBTQI ce n’est pas de créer des petits groupes séparés des autres qui vivraient leurs propres règles en s’en foutant des autres. Ce n’est pas de promouvoir leur confort personnel ou celui de leur communauté au détriment du vivre ensemble. C’est trop facile de voir les choses ainsi, c’est trop confortable. Les militant·e·s de ce qu’on appelle un peu trop vite « les droits individuels » sont là pour rappeler qu’il n’y a pas par essence de vie plus ou moins digne d’être vécue, et que quand on a des privilèges c’est au détriment d’autres qui galèrent. Vu le rythme auquel la planète se dégrade, c’est littéralement une question de vie ou de mort.
Si vous voulez aller plus loin : cet été j’ai entendu sur France Culture une série d’émission sur la philosophe Judith Butler, que je connaissais bien sûr pour son travail sur le genre (mais sans avoir lu ses livres). J’ai eu l’agréable surprise de découvrir qu’elle a écrit sur les questions que j’évoque dans cet article (si j’ai bien compris, car sa pensée n’est pas facilement accessible !). Elle élabore les concepts de « vie pleurable » (je n’ai pas trouvé le terme dans sa langue d’origine), de « vie bonne », qui nous permettent de déterminer nos combats politiques en tant que groupes sociaux. Je n’ai pas encore lu ses ouvrages sur ces questions aussi je ne m’aventurerai pas plus loin pour l’instant, mais n’hésitez pas à aller découvrir cette émission éclairante sur son travail.