Voilà une semaine que j’ai posté un nouvel article sur ce site, sans pour autant avoir consacré trop de temps aux réseaux sociaux. C’est un équilibre pas évident pour moi, d’utiliser internet sans investir une précieuse énergie à des activités qui ne me nourrissent pas. L’envie d’écrire ici est toujours là, me revoici donc.
Le week-end a commencé en regardant “Jour de fête” de Jacques Tati. Bien sûr j’ai pensé que je voudrais vivre dans un village comme ça. J’écris “bien sûr” parce que ça fait partie des petites obsessions personnelles qui font la matière de mes écrits, que ce soit sur mon projet de BD jeunesse ou dans mon film documentaire.
Est-ce que pour Jacques Tati c’était une évidence de se mettre en scène dans ses propres films, ou est-ce que, comme moi, il était arrivé à la conclusion que c’était le choix le plus pertinent mais qu’il avait un peu la trouille ?
Une bonne partie du week-end a été consacrée à un stage d’initiation au reiki. Par rapport à ça, c’est drôle, je me sens vraiment ambivalente. J’ai les mains au-dessus d’une personne allongée que je viens de rencontrer et une partie de moi pense “tu es vraiment en train d’essayer de ressentir l’aura de cette personne, tu es sérieuse !?!”. Et l’autre partie, curieuse, retient son jugement pour vivre pleinement cette nouvelle expérience. Peu importe ce que j’en pense, tout cela viendra se greffer à ce que j’engrange et engrangerai encore dans les domaines du soin et de la spiritualité. J’en ferai bien ce qui me chante. Mais c’était drôle d’être là avec ces gens chouettes, à consacrer tant de temps à cette activité alors que je ne ressentais aucune certitude sur la réalité de ce qui m’était enseigné. Il me semble que la suspension de mon jugement a suffi pour que quelque chose d’intéressant se passe.
Toute la journée il a fait très beau. En rentrant j’ai écouté Adele à fond dans la voiture. J’ai beaucoup de griefs contre les voitures, mais il y a peu d’endroits où il est aussi agréable d’écouter de la musique très fort, n’est-ce pas ?
Une fois à la maison, je ne savais plus trop que faire de moi-même. Dans un élan de passivité, j’ai tenté de regarder des vidéos sur internet. J’ai eu le temps d’apprendre que nous avions probablement dépassé le pic du pétrole conventionnel en novembre 2018 avant de sombrer dans le sommeil. Je suis restée longtemps ainsi engluée dans le canapé et j’ai cru que j’allais rester toute ma vie comme ça, incapable d’ouvrir les deux paupières en même temps. Une sorte de malédiction. Mon compagnon m’a délivrée lorsqu’il m’a proposé de venir jardiner avec lui. Les pieds dans des bottes, elles-mêmes en contact avec la terre du jardin, la tête dans le vent du soir, je me suis sentie tout de suite mieux. Des trucs se sont probablement remis en place à l’intérieur de moi. J’ai passé la grelinette pour la 1e ou 2e fois de ma vie (mais j’aimais déjà cet instrument de loin, comment ne pas ?) et j’ai planté des oignons. Une dizaine, en quinconce. On fait un trou avec le doigt, on met l’oignon dans le bon sens au fond du trou avant de recouvrir d’un centimètre de terre.
Ensuite je suis allée me promener, j’ai fait comme souvent le tour de cette partie de la commune. Loïc a appelé ça un jour “la promenade de l’EHPAD”. J’en d’abord été offensée, mais en fait c’est très bien : comme j’adore ce petit tour, si un jour on m’envoie à l’EHPAD, ça me rappellera de bons souvenirs de ma jeunesse. La lumière oblique et jaune entre les arbres, le vacarme des oiseaux, le clapotis de la Loire m’ont remplie de joie.
Mais pas seulement. Pour être honnête, parfois je suis très frustrée, face à la beauté, de ne pas pouvoir faire qu’un avec elle. D’ailleurs je n’ai jamais compris que d’aucuns considèrent qu’il faille être torturé de mille façons pour être artiste, alors que cette idée, « on ne fera jamais un avec ce qu’on aime », est un abîme dont on peut à mon avis excaver de la créativité pour un bon bout de temps. Heureusement je ne suis plus de prime jeunesse et j’ai connaissance de quelques outils qui me permettent de réduire ma souffrance terrestre. J’ai entendu un énorme bateau avant de le voir : le Stella Maris, un sablier vert, dans le sillage duquel de grosses vagues se sont écrasées sur le quai devant moi. Devant ces vagues qui n’auraient pas dû être là, j’ai repensé au tsunami d’avant Fukushima. En lisant des articles sur le sujet cette semaine, à l’occasion des 10 ans, j’ai à nouveau été impressionnée par l’idée que des dizaines de milliers de personnes étaient mortes, frappées par une vague immense sortie de la mer. Que peut-on penser face à une telle imminence ?
En arrivant à mon spot préféré d’observation sur le quai, j’ai vu qu’il était occupé par un type en pull-over gris, d’âge impossible à cerner. En ce dimanche soir, il avait apparemment bravé le couvre-feu pour venir voir le coucher de soleil sur la Loire en enfourchant un tout petit vélo rose d’enfant. Ces paramètres me l’ont rendu sympathique et m’ont permis de lâcher prise dans la compétition pour le bon spot. Visiblement, nous étions dans la même équipe. Je me suis mise un peu en retrait et je me suis allongée dans l’herbe terreuse, les mains dans les poches de mon ciré. J’ai fermé les yeux et je me suis installée dans le hamac du moment présent. À ma gauche le passé, à ma droite le futur, doucement ballotée, mais emportée dans aucune de ces directions. Je laisse monter la puissance des images qui se fabriquent et cette fois je ne fais qu’un avec le paysage. Je suis un oignon planté là sous une fine couche de terre, une caverne abritant le bruit des flots, une antenne entre le ciel et le noyau terrestre. En partant j’ai essayé de garder tout ça dans mon ventre et j’ai dit au revoir au gars en pull-over avec qui j’avais passé ce bon moment.
Deux amoureux ou deux amoureuses se galochaient goulûment dans une voiture dont le siège avant était abaissé. J’ai espéré qu’ielles ne m’aient pas vue les voir.
Mais en l’écrivant je me dis : c’est oublier qu’être vu·e·s faisait peut-être partie du plaisir.
Sur le chemin du retour j’essaie de faire attention à marcher là où il y a du gravier, dont j’apprécie autant le bruit que le crissement très doux sous mes semelles. J’ai vu un canard mâle et un canard femelle voler l’un après l’autre et j’ai pensé “ne la viole pas”. Projection de problématiques humaines ou réminiscence de connaissances gênantes sur les canards ? Je me suis dit que j’avais envie d’écrire en rentrant, capacité rendue possible par la transition-jardinage, bien joué.
Et je voulais parler de ceci : en ce moment, j’entends pas mal de mes proches ou collègues dire “je ne peux pas me plaindre”. En lien, bien sûr, avec le couvre-feu, les activités interdites, les inquiétudes pour la santé et la prospérité. Je suppose que ça signifie “j’ai conscience de ne pas faire partie des plus mal lotis ». Mais dans ce “je ne peux pas”, j’entends aussi un désir réprimé, et ça ça me titille. Peut-être que l’usage du verbe “se plaindre” exprime la crainte d’être pénible, de se répéter, voire de s’enfermer dans une identité de victime passive qui attendrait que quelqu’un règle ses problèmes. Mais faisons-nous confiance pour éviter ces écueils ! Après tout, la souffrance peut être à la fois considérée comme relative (j’ai objectivement de meilleures conditions de vie qu’une personne très malade/pauvre/sans-abri, par exemple) et comme impérieuse (une émotion pénible peut être perçue comme un message qu’il faut changer quelque chose à sa situation).
Parfois on nous demande “ça va ?” et on n’a pas envie de s’épancher alors on répond “ça va”. Ça me semble un petit mensonge pudique en même temps qu’une convention sociale de bon aloi, là où “je peux pas me plaindre” dévoile peut-être plus qu’il ne masque. À qui rend-on service en gardant ces plaintes interdites à l’intérieur de soi ? Depuis quand répondre aux critères normatifs de la société est censé rendre entièrement heureux et satisfait au point d’avoir perdu la légitimité de souffrir et d’exprimer sa souffrance ? La prochaine fois que je dirai ou entendrai « je ne peux pas me plaindre », j’essaierai de répondre gentiment que si, on peut le dire si quelque chose ne va pas, et même si cette chose semble petite comparée aux tsunamis ou aux pandémies. Je verrai bien ce que ça donne, et peut-être que je vous raconterai.