Il y a ce lieu imaginaire qui me suit depuis l’enfance, un entrepôt sombre avec des hautes étagères pleines de brillantes décorations de Noël. Je suis petite, je suis une enfant attirée par la variété infinie de ces objets flambants neufs, ils me remplissent de joie, d’admiration, de curiosité et je parcours l’entrepôt pour les admirer, au risque de me perdre dans l’ombre, de perdre ma maman, avec qui je suis venue.
Je ne sais pas si j’ai vécu un moment réel qui aurait implanté ce lieu fantasmé ou si je l’ai rêvé une fois, plusieurs fois, ou encore si c’est une séquence de film qui aurait marqué mon imaginaire. Comme d’autres lieux qui semblent former mon paysage intérieur (le chalet de bois-internat, la maison luxueuse dans un virage de la route, les ruines romaines autour d’un bassin de pierre), ce magasin de décorations est familier mais garde son mystère.
L’attraction teintée de danger que génère ce lieu, je crois qu’elle de même nature que celle que je ressens envers les centres commerciaux ou certains magasins. Toute cette lumière et l’abondance, la diversité et même l’ingéniosité dans les innombrables objets présentés : il y a là une séduction qui me fait oublier que je suis dans un grand entrepôt où quelqu’un a peut-être voulu que je me perde. Je me suis illusionnée moi-même quelques temps avec l’idée que je détestais ces endroits, mais c’est plus compliqué que ça. Entrer dans ces magasins peut m’oppresser en un clin d’œil et je pense qu’ils sont à l’origine d’une gabegie écologie et de désastres sociaux, mais il m’arrive aussi d’avoir envie de « voir ce qui se fait », comme le dit ma maman. Les promesses sont alléchantes : embellir ma maison, embellir mon apparence, embellir ma vie. Peut-être qu’une jolie chose à vendre pourra combler un des trous de mon âme ?
Aujourd’hui, pour presque toutes les sortes d’objets, j’ai cheminé vers l’idée que m’abstenir d’acheter une chose pourrait me satisfaire davantage que de l’acheter. Il y a à cela des tas de raisons que j’essaie de garder fraîches à mon esprit. Les vêtements à prix abordables sont trop souvent fabriqués dans des conditions sociales et écologiques dégueulasses. Il y a probablement assez de vêtements et de chaussures en vente d’occasion sur cette planète pour répondre à mes besoins et envies. J’ai presque développé la croyance superstitieuse que certains objets sont maudits si je les achète neufs, mais qu’ils sont assainis par leurs vies antérieures si je les acquiers d’occasion. Si j’ai vraiment envie d’un produit ou d’un service, je le note sur une liste et je laisse l’envie reposer plusieurs jours, semaines, mois, années. Je fais du tri régulièrement dans la maison pour jeter, donner, réparer les objets inusités. Je travaille en bibliothèque municipale, et j’en retiens ceci : une fois atteint le numérus clausus, un document acheté = un document désherbé. Sans pour autant apprécier les surfaces trop vides du minimalisme de réseau social, j’angoisse que mon lieu de vie soit plein d’objets que je n’utilise ni n’apprécie jamais. Je pense au moment où je disparaîtrai, je ne veux pas que des gens aient à trier des monceaux d’affaires achetées pour combler les trous de mon âme. Je voudrais voyager léger.
Bien sûr, ces idées qui me composent ne constituent pas une muraille hermétique à l’attraction magique de la lumière des magasins…
Il serait peut-être plus glorieux de raconter comme je suis séduite par l’abondance des librairies, des boutiques de beaux-arts ou des jardineries. Mais la dernière fois que ça m’est arrivé, c’était pour de la nourriture, dans un supermarché. Dans le domaine, je crois être à la fin d’un long cycle de recherches et d’expérimentations pour trouver l’alimentation correspondant à mes besoins physiologiques, politiques, spirituels, économiques. Un mouvement qui me rend ouverte à la nouveauté. Cette fois-là, au lieu d’aller dans le magasin bio habituel, certes lui aussi dans un entrepôt mais où je ne me sens jamais en danger, je suis allée dans le supermarché d’un centre commercial. Je me racontais que c’était à cause de l’heure et à cause des économies que je voulais faire, mais je ne me croyais pas tout à fait car je sentais en moi la fille qui voulait aller voir ce qui se fait. J’ai franchi les portiques avec une liste de courses et longtemps après je suis passée à la caisse avec des produits que je n’avais pas prévu de ramener chez moi. Ils avaient tous fait l’objet d’une réflexion plus ou moins rationnelle, et pourtant, là dans la file d’attente, mes doutes m’ont fait monter au ventre un certain dégoût, tandis qu’en arrière-plan un type insultait violemment la caissière. Pourquoi déjà était-ce une riche idée d’acheter des figues surgelées ayant traversé la moitié du globe, des laitages allégés en matière grasse, des endives emballées dans du plastique ? À un moment donné il y avait eu une bonne raison, mais là, impossible de m’en souvenir.
Une fois que ce fut payé, j’ai résolu de laisser derrière moi ces doutes encombrants. Qu’est-ce que j’allais faire, jeter tout ça ? Assaisonner chaque bouchée de culpabilité ? Si vraiment le poids du monde reposait sur mes petites épaules, il fallait y penser avant. Pour passer à autre chose, j’ai fait appel à l’indulgence que mon compagnon sait manifester à mon égard. Quand il me voit inutilement moraliste envers moi-même il se montre alors excessivement tolérant, plus qu’il ne le serait avec lui-même en pareille circonstance. Il se moque gentiment de moi et fait mine de m’encourager à me punir encore plus, pour que je m’autorise à faire ce que je suis de toute façon déjà en train de faire.
Je suis persuadée qu’il faudra que l’on se passe de ce genre d’endroits, ceux qui créent ce genre de désirs, ce genre de tensions, ce genre de dégoût. En attendant, je ne peux que constater qu’ils sont plus enracinés en moi que ce je ne voudrais bien admettre.