J’ai envie de prolonger le texte de la semaine dernière en revenant sur le concept d’abondance, que l’on peut aborder autrement que sous l’angle du danger. Ce que je perçois comme un piège, ce qui me percute dans les magasins et notamment les grandes surfaces, c’est ce maintien de l’illusion que l’abondance n’aura pas de fin. Or, comme les enfants doivent faire le deuil de l’existence du Père Noël, il nous faut dépasser l’idée d’une abondance matérielle illimitée. L’eau, les énergies fossiles, même le sable viennent à manquer, et pourtant les magasins nous passent le message contraire en renouvelant leurs étals chaque jour ou presque. Croient-ils eux-mêmes que cet enchantement ne prendra jamais fin ?
Quant aux autres, qui continuent de prendre pour acquis ce réassort magique sans fin ni conséquence, il est de bon ton de vivre à leurs côtés sans leur infliger notre peur ni notre colère. Sans parler de la nécessité de bien vivre avec soi-même chaque fois que l’on est séduit par cette profusion matérielle, comme je l’évoquais à partir de mon cas.
J’ai croisé dans mes lectures, visionnages, écoutes, la croyance selon laquelle il faudrait s’efforcer de ressentir l’abondance, comme sentiment, afin de l’attirer dans sa vie. L’Univers ressentirait notre fréquence de vibration et y répondrait sur la même longueur d’onde en offrant de l’abondance. Je ne partage pas cette croyance, qui entre en contradiction avec trop de valeurs importantes pour moi. Ma petite croyance à moi est que quand certains s’accaparent des ressources financières et matérielles, c’est en exploitant et en privant d’autres, directement ou indirectement. Pas possible de « vibrer l’abondance » tranquille en se foutant des autres qui crèvent du manque. Toutefois j’en ai gardé quelque chose de très utile (et de peut-être pas si éloigné de l’idée de base) : j’ai réalisé que s’activait chez moi, en de nombreuses circonstances, la peur de manquer. Manquer de temps, d’argent, de nourriture, de sommeil, de courage. Je constaté que cette peur de manquer entraînait des émotions pénibles, tensions, stress, et me faisaient parfois adopter des comportements que je ne souhaitais pas avoir. Et bien sûr, ces peurs sont des boulevards pour les vendeurs de toutes catégories, se proposant de combler les trous de notre âme avec leurs produits et services. Je me sens mieux lorsque j’arrive à orienter mes pensées vers la gratitude pour ce que j’ai ou vers la confiance que je ne devrais manquer de rien. Et j’observe que cette confiance et cette gratitude me poussent à des comportements plus constructifs que le manque.
Je retiens aussi de cette croyance que l’abondance ne concerne pas uniquement les ressources matérielles, et selon les cas il me semble que la question de ses limites se pose différemment.
Certes, de ces matières premières auxquelles on doit notre survie et notre confort, il y a des stocks limités, dont certains sont déjà épuisés, d’autres bientôt vides. Parlons plutôt, puisque j’aime la pensée cyclique, de cycles de reconstitution de la matière, bien trop longs pour que nous ayons la patience de caler notre rythme de consommation sur leur vitesse naturelle. Qui a le temps de patienter 60 millions d’années que des animaux morts se transforment en pétrole ?! Une partie de l’espèce humaine s’est comportée comme s’il n’y avait pas de limites, justement comme si cette abondance pouvait être sans fin. Il me semble que cette frénésie a pu prendre son origine dans le vécu du manque, de la fragilité en milieu hostile, transmettant aux générations suivantes la peur de manquer. Mais c’est parti un peu en vrille et il est aujourd’hui envisageable qu’on ne survive pas, à plus ou moins long terme, à ces excès. Que cette possibilité ne nous empêche surtout pas de chercher à limiter les dégâts !
Quand il s’agit d’amour, de confiance, de courage, de gratitude, de connaissance : il me semble en effet que l’abondance entraîne l’abondance, de la part des autres, de la part de soi-même. Peut-être même qu’elle aide à aller vers plus de frugalité matérielle, qu’elle pousse à se dépouiller de la carapace d’objets pas si utiles dont on s’entoure pour se rasséréner.
C’est drôle, j’ai réalisé récemment que j’utilisais à propos de mes ressources intérieures un vocabulaire habituellement utilisé en économie : capitaliser, économiser, investir, tirer des bénéfices. Cela me vient sans doute de mon expérience de la psychanalyse, qui utilise l’angle économique pour observer les dynamiques psychiques, et au passage ça fait plaisir à l’éco-féministe en moi, heureuse de se réapproprier (action recouverte par le terme « reclaim » que j’affectionne beaucoup), des concepts utilisés par mes adversaires politiques.
Je ne sais pas si l’argent doit être considéré comme matériel ou immatériel, illimité ou indexé sur des stocks finis. Sans doute ne suis-je pas seule à me poser cette question, et selon la réponse qu’on y apporte, cela peut ouvrir la porte à une accumulation en toute bonne conscience… « Croyance limitante », dites-vous ? Pour le moment je vais me contenter de spéculer sur mes ressources intérieures.