En 2007, le dessinateur Hervé Tanquerelle s’est lancé sur son blog dans un projet qu’il a appelé « Page blanche » et qu’il expliquait ainsi : « un nom au hasard dans l’annuaire de Loire-Atlantique = un portrait imaginaire. » Me souvenant de cet exercice que j’avais trouvé épatant, je lui ai demandé s’il serait d’accord pour que je m’appuie sur cette galerie dessinée pour moi-même m’entraîner à créer des personnages. Il m’a donné son accord, tout en me demandant de préciser qu’il n’assumait plus tout à fait ces dessins datant déjà de 15 ans. Merci Hervé !
Je me suis astreinte à suivre la consigne donnée par l’écrivain Nicolas Mathieu dans le podcast Bookmakers de Richard Gaitet : élaborer un personnage sans le décrire, en 1000 mots. Faites donc connaissance avec Éric, comptable dans une entreprise de la métropole nantaise.
Éric gara sa 206 sur le parking. Après avoir éteint le moteur et avant de retirer la clé, il fit une pause, les deux mains sur le volant, les yeux dans le vague : il se sentait merdeux et la raison lui échappait. La plus logique était le fait de débuter dans quelques instants sa journée de travail, mais il sentait que le bug ne venait pas de là. Un truc plus récent, plus insidieux. Quelque chose sur la route entre la maison et le boulot ? Comme il le faisait tous les jours depuis 13 ans, après avoir remonté la route des usines, il avait abordé la double chicane devant le cimetière. Dans cette section un peu étroite, on avait établi une circulation alternée en deux temps, et chaque sens devait céder le passage avant d’avoir à son tour la priorité. Éric approchait de la première chicane en roulant lentement, au cas où, et un connard ou une connasse en face en avait profité en lui passant sous son nez d’un coup d’accélérateur. Arrivé à la seconde chicane, c’était normalement à lui de céder le passage, mais sous le coup de la vexation ou de l’énervement il avait grillé la priorité à la petite dame qui arrivait prudemment en sens inverse. Cette fois Éric sortit la clé du contact en secouant la tête : si au moins il arrivait à choisir entre se comporter comme un connard et se sentir coupable ! Mais non, il s’était laissé contaminer par l’autre Fangio, il avait lui aussi remplacé le code de la route par la Loi du plus fort, mais il fallait qu’après ça il se sente merdeux ! Pas juste. Cerveau mal foutu. Il faudrait qu’il demande conseil à son collègue Jules, dont il fit gaffe à ne pas égratigner le chrome du “petit” 4×4 avec sa portière. Il fallait lui reconnaître ça, le mec tâtait pas mal en termes d’absence de surmoi. Putain, même pas trente ans et il se comportait déjà comme un bon gros beauf content de lui. Vu les infos de ce matin, il allait sûrement sortir qu’au moins, Poutine, lui, il avait des couilles, ou une connerie dans le genre. Et dire qu’il y en a qui croient que les jeunes vont sauver la planète. Ils connaissent pas Jules et les mecs comme lui. En passant son badge, un voyant passa au vert et la porte émit un “clac” sonore, indiquant qu’elle était ouverte. Éric appuya son poids sur la porte et pénétra dans le bâtiment. Évidemment les gars comme Jules, c’est le genre à qui on file de la promotion… Déjà, à défaut de bien bosser, il sait faire croire qu’il bosse ou valoriser le moindre petit truc qu’il a réussi à terminer. Sans doute aussi que ça marche pour lui parce qu’il se laisse pas emmerder par les doutes, distribuant généreusement opinions et conseils sans sollicitation préalable. Ça fatigue la plupart des collègues, mais ça marche sur ceux qui se soumettent à la Loi du plus fort… Ouais, ceux en haut de l’échelle, ça leur plaît, ils reconnaissent les comme eux, et ceux en bas ça les impressionne, ils se disent qu’il doit en savoir long pour oser l’ouvrir comme ça. Alors qu’il fait que griller la priorité et s’en foutre, jour après jour.
Ben tiens, c’était ça son problème à Éric, exactement cette question à laquelle il avait besoin d’une réponse : comment ne pas être perçu comme un perdant alors qu’il voulait juste ne pas participer à ce jeu-là ? Dans la cour de récré, dans l’entreprise, sur la route, dans les vestiaires du rugby, c’était toujours le même topo : tu veux pas jouer ? ben ça veut dire que ça veut dire que t’as perdu alors, tralalalalère… Ben nan, ça veut juste que je veux pas jouer à ton jeu de merde, putain, entraide et fraternité, ça te dit quelque chose ou t’es sorti du ventre de ta mère avec la peur de perdre ? Ouais, bonne réplique ça, faudrait qu’il ose la sortir en-dehors du soliloque de son crâne…. L’impression d’être un merdeux fut un peu atténuée par la satisfaction d’avoir réussi à se formuler correctement la problématique : je veux juste pas participer, faites pas chier. Un bon début. En montant jusqu’à son bureau, il passa devant la porte de l’atelier mais eut la flemme d’aller dire bonjour à tout le monde. Certains gars étaient là déjà depuis 6h, c’était pas évident de passer pour le col blanc qui se pointait à 9h après sa grasse mat’. Il salua quand même Serge, qui préparait des outils près de l’entrée. En pénétrant dans son bureau, il fut surpris du soulagement ressenti en constatant qu’Audrey n’était pas là. Il aimait bien Audrey, pourtant… Il retira son manteau et alluma son ordi en regardant par la fenêtre. Peut-être qu’il était juste soulagé de n’avoir à parler à personne. C’est comme le sexe : plus tu baises, plus t’as envie de baiser, moins tu parles, moins t’as envie de parler. Aussi bien il passerait encore une journée sans parler à personne. Ou à parler sans que personne ne le remarque. Ce matin il avait dit quelque chose à Sarah mais elle n’avait rien entendu. En préparant son café, il avait mis la radio pour écouter les infos. Il essayait d’allumer le feu sous sa cafetière à l’italienne quand il entendit que l’armée russe avait commencé à envahir l’Ukraine. Stupéfait, il resta suspendu et dit à Sarah sans se retourner : “putain t’as entendu ? Ça y est, la guerre en Europe !”. Sans réponse, il se retourna vers elle et la vit concentrée, boxant dans les airs, des écouteurs dans les oreilles, le smartphone posé à hauteur de son visage. Elle faisait son sport. Elle n’aimait pas qu’il la dérange. L’odeur du gaz interpella Éric : il ferma la bouche, éteint prestement la gazinière et entrouvrit la fenêtre. À la radio les intervenants débattaient de la santé mentale de Poutine comme si on en avait quelque chose à foutre, mais Eric ne suivait pas tout : il se demandait si l’individualisme de Sarah le gênait ou s’il la jalousait. Il était plus informé qu’elle sur la misère du monde, ok, mais est-ce qu’il faisait quelque chose de ces informations ? Tandis qu’elle avec son sport, elle pourrait peut-être au moins boxer des types pour de vrai quand la guerre arriverait jusqu’à leur porte. Il faudrait qu’il lui demande… En fait c’était les deux : sa distance le gênait et il la jalousait. Cerveau mal foutu.