En 2007, le dessinateur Hervé Tanquerelle s’est lancé sur son blog dans un projet qu’il a appelé « Page blanche » et qu’il expliquait ainsi : « un nom au hasard dans l’annuaire de Loire-Atlantique = un portrait imaginaire. » Me souvenant de cet exercice que j’avais trouvé épatant, je lui ai demandé s’il serait d’accord pour que je m’appuie sur cette galerie dessinée pour moi-même m’entraîner à créer des personnages. Il m’a donné son accord, tout en me demandant de préciser qu’il n’assumait plus tout à fait ces dessins datant déjà de 15 ans. Merci Hervé !
Et voici un petit bout de la vie de Michelle, dans la salle d’attente d’une clinique.
En attendant son tour Michelle observait vaguement le ballet des voitures sur le rond-point et songeait à ce qu’elle avait entendu à la radio en venant. Une émission sur l’éducation, un type qui disait qu’avant, l’imaginaire de parent c’était de projeter ses enfants dans un avenir meilleur, et qu’aujourd’hui c’était plutôt de maintenir leur intégrité physique et psychique en temps de crises. Elle avait été foudroyée par la colère et n’avait pas encore assez de recul pour en être surprise. Qui était ce con de parent naïf qui avait pu croire à un avenir meilleur pour ses enfants ? On n’avait pas plus informé à inviter à cette table ronde sur le service public ? Visiblement non puisque tout le monde avait l’air de piteusement opiner. Quelles avaient été leurs vies de petits connards privilégiés pour supposer que la guerre, la famine, la maladie épargneraient dorénavant l’humanité ? Elle secouait la tête, le corps tendu par ses pensées rageuses.
Et ça n’avait rien à voir avec le fait qu’elle n’allait bientôt plus avoir la possibilité de concevoir d’enfant, non, elle pensait déjà ça avant. Michelle avait accueilli comme son Annonciation à elle la proposition de retirer son utérus pour juguler les souffrances de l’endométriose. Elle était même prête à envisager que c’était sa disposition d’esprit qui avait rendu son système reproductif aussi inamical. Un enfant ça ramollit, ça gêne pour courir vite, ça empêche de faire des choix tranchants.
Ces dernières années elle s’était sentie dans un monde mort-vivant, marchant encore, ignorant que la source de sa sève vitale est déjà tarie. Un monde qui se déplace et se chauffe avec des énergies fossiles bientôt épuisées, qui n’a pas de plan B, et qui, en cramant tout ça, a créé un climat inhabitable. En général les gens croient que “climat inhabitable” c’est juste une putain d’expression dramatique, mais vu la gueule suicidaire de certains climatologues, Michelle avait bien capté le côté littéral de l’affaire.
Le truc c’est qu’elle avait pris son parti. Après avoir dû gérer, enfant, le choc d’apprendre que toute vie était interrompue par la mort (d’après ce qu’on en savait), elle avait digéré celui de comprendre que la vie sur Terre allait disparaître dans pas très longtemps. Peut-être que quelques milliardaires et leurs serfs survivraient dans des enclaves protégées par une gabegie d’énergie et d’autoritarisme. Bof, ça ne lui faisait pas très envie. Elle avait donc entrepris de bien profiter de la vie d’ici là, n’y arrivant pas trop mal et même de mieux en mieux. Et maintenant que le mort-vivant se rendait à l’évidence que ses membres putréfiés allaient tomber un à un, que ses organes internes étaient déjà moisis et qu’il avançait bras tendus vers un précipice, voilà qu’il pleurnichait en se disant que bouhouhou on aurait dû le prévenir et que c’était pas juste ?! Mais Michelle n’avait aucune envie d’entendre ses pleurnicheries ! Elle avait bien trop à se concentrer sur elle-même pour être heureuse avant que tout ne s’écroule !!
« Madame Michelle Daumézon ? »
Elle se leva. Allez hop, qu’on en finisse. Plus d’utérus, plus d’atermoiements. Et tant qu’à faire elle allait aussi couper la radio une bonne fois pour toutes. Ensuite elle irait peut-être se faire couper les cheveux, tiens.