J’ai eu un retour constructif d’un copain sur le texte que j’ai posté il y a deux semaines, et ce qu’il m’a dit m’a donné envie d’y apporter un contrepoint plus personnel et introspectif. Merci à toi, l’ami qui te reconnaîtras !
Dans ma vie les opinions politiques ont toujours évolué en même temps que bougeaient mes croyances et représentations sur un plan intime, voire spirituel. C’est la tectonique des plaques : là au fond de moi il y a toujours quelque chose en mouvement, comme l’attestent les secousses plus ou moins remarquables à la surface. Je suppose que ça fonctionne peu ou prou de la même manière chez tout le monde… Il faut que quelque chose se débloque à l’intérieur pour pouvoir aller vers des nouvelles choses à l’extérieur, et vice versa.
Ces mouvements ne sont pas systématiquement perceptibles par moi-même, et je ne me souviens pas de tous. Toutefois je voulais évoquer deux changements intérieurs qui ont accompagné mes opinions politiques.
Il y a quelques années, j’ai remarqué que je souffrais énormément du jugement que je portais sur moi-même. En portant mon attention sur ce type de pensées, j’ai noté aussi que je jugeais les autres en miroir de moi-même, c’est à dire que plus je me jugeais, plus je jugeais les autres. Et à l’inverse, lorsque certains jours j’arrivais à m’accepter sans me juger en bien ou en mal, j’étais davantage capable de le faire pour les autres : ce fut une heureuse découverte. Enfin, j’ai pu constater que la peur d’être jugée par les autres était aussi un reflet des jugements que je portais, sur eux comme sur moi. Cette peur pouvait peut-être s’atténuer si je tentais moins de jauger, d’évaluer les êtres, dont moi. J’ai donc cherché à sortir le plus possible du jugement, pour aller vers l’acceptation, l’accueil. C’est évidemment un chemin qui n’a pas de fin : il m’arrive très régulièrement de ne pas me rendre compte que je juge ou de ne pas réussir à sortir du jugement même quand j’en prends conscience. C’est comme la méditation : se rendre compte qu’on est en train de sortir de la pratique et tenter de revenir dans la pratique fait partie de la pratique. En tout cas c’est une voie qui me fait me sentir plus plus heureuse et cohérente, qui m’aide à me tourner vers les autres et vers l’action.
Je peux donner un exemple de pensée que je peux avoir quand je sens le réflexe du jugement arriver : j’essaie d’appliquer l’idée que ça n’est pas parce que je ne comprends pas ce que fait ou dit une personne que sa parole ou son action sont mauvaises. Ce qui arrive jusqu’à moi n’est que la partie émergée d’un iceberg qui me reste invisible. Sans toutefois nier les dégâts que cet iceberg a pu causer chez moi ou chez d’autres, j’essaie d’accepter mon incompréhension comme telle. Et si j’en ai l’envie et le courage, je peux choisir le chemin de la compréhension plutôt que du jugement, aller sous la surface pour chercher le reste de l’iceberg. Je crois que chacun·e est le résultat de sa trajectoire de vie, et que je pourrais comprendre là où en sont la plupart des gens si je voyais le monde sous l’angle de leur trajectoire unique. Ce merveilleux paradoxe d’une expérience unique cohabitant avec une humanité partagée engendre aussi la sensation que je ne suis pas séparée des autres : les autres sont en moi comme je suis en eux. En tout cas, c’est comme ça que je perçois les choses la plupart du temps, comme dans la célèbre phrase « rien de qui est humain ne m’est étranger » (et qui nous viendrait de Térence, un poète latin du IIe siècle avant notre ère, comme je l’apprends ce soir). Si je parle de moi avec authenticité, comme j’essaie de le faire ici, je crois que je ne parle pas uniquement de moi, ni uniquement pour moi. Et quand je parle de comportements que j’observe chez les autres, je ne m’en exclus pas et j’essaie de ne ne jamais faire l’économie d’une analyse de mes propres comportements. Mais comme je suis de moins en moins dans le jugement, y compris de moi-même, ça n’est pas douloureux pour moi de me remettre en question autant que je questionne ce qui me heurte ou m’interroge, c’est juste parfois un peu fatiguant. Et je préfère mille fois cette fatigue relative que de me contenter de penser que les autres sont des cons et que tout est de leur faute.
J’ai constaté chez moi que la culpabilité était une émotion menant rarement à une réaction constructive. Alors, de la même façon que le jugement, j’ai observé cette émotion en mon for intérieur : quelque chose d’envahissant, de dévorant et de douloureux. Qui paralyse, qui bloque. Et par conséquent, une sensation que le psychisme tente d’éviter dès que possible. En fait, je pense que la culpabilité peut avoir sa place, comme toutes les émotions, qui sont là pour nous signaler qu’un besoin ou une valeur ne sont pas respectés. En l’occurrence, il peut être intéressant de ressentir de la culpabilité au moment où on ouvre sur les yeux sur notre participation à quelque chose qui vient contredire nos valeurs. Mais je crois que notre culture lui laisse trop de place, et ce, je suppose à cause des religions monothéistes basées sur la transcendance, où la perfection n’existe que dans une entité divine lointaine et inaccessible, et où l’humain ne peut jamais se sentir complet, jamais suffisant. Quelle tristesse… Une fois qu’on repère les signaux de la culpabilité, au lieu de la rejeter ou de la laisser s’installer jusqu’à la dévoration, j’aimerais qu’on soit capables de la remplacer par la responsabilité. C’est à dire se mettre dans l’action ou la réflexion pour répondre à la situation dans laquelle on a une part de responsabilité. Cette évolution n’a peut-être l’air de rien, mais elle m’a permis de survivre psychiquement ces dernières années. En effet, lorsque j’ai découvert que le confort de ma vie de tous les jours risquait de rendre la planète inhabitable, que mes privilèges sociologiques s’étaient construit sur la détresse d’autres catégories humaines, j’aurais pu m’écrouler sous la culpabilité. J’aurais aussi pu rejeter ces prises de conscience, pour fuir la culpabilité. Mais grâce à cette notion de responsabilité, j’ai pu incorporer cette vision du monde à ma vie, et assumer ma place dans des structures plus grandes que moi. Je n’ai pas choisi le pays ou la classe sociale dans laquelle je suis née (donc pas de raison de m’en sentir coupable), mais la personne que je suis est le produit de ces facteurs, et j’ai envie d’être en capacité de répondre à ce que je considère comme des injustices ou des dangers. Cela me permet de me tenir debout et d’être heureuse dans le gros bordel qu’est notre époque contemporaine.