Récemment, ma mère a parlé dans des termes nouveaux et surprenants du décès prématuré de mon grand-père, de son père. Elle a dit : “c’est le Crédit agricole qui l’a tué”. Je sors ici cette phrase de son contexte, mais ça n’était pas une fulgurance illuminée. Maman sait bien que personne au Crédit agricole n’a littéralement tué son père. Elle formulait la certitude visiblement bien établie chez elle que c’est la pression de cette banque pour moderniser sa ferme en s’endettant qui a éreinté mon grand-père, jusqu’à le tuer à l’âge de 51 ans. Un décès soudain qui a plongé sa famille, ma famille, dans de cruelles difficultés, pas seulement économiques.
Ce soir, un copain de chez moi (et cousin à la mode de Bretagne) a posté un documentaire sur la dualité Haute et Basse Bretagne. Passionnée par mon pays, je l’ai regardé. Je l’ai trouvé incroyablement intéressant… Il retrace environ un siècle de luttes bretonnes pour exister dans la France et dans le monde, économiquement et culturellement. Les documentaristes, Didier Broussard, Jean-Etienne Frère et Claude Bertrac (que je ne connais pas par ailleurs), appellent visiblement de tout leur cœur à plus d’unité entre est et ouest bretons, afin de relever les défis qui se présentent à nous. Mais ce qui m’a le plus sidérée, et qui m’a poussée à écrire ce texte, ce sont les absences ahurissantes de ce documentaire. Ce que j’y ai lu en creux.
Deux omissions majeures :
- En presque une heure, des tas de personnes sont interrogées et disent tout un tas de trucs intéressants. Et en presque une heure, aucune femme n’a la parole. Aucune, zéro. Elles y sont à la limite objets, on les aperçoit sur des photos, en figurantes sur les vidéos, mais pas sujets. Ha, on voit tout de même Nolwenn Leroy chanter le Bro gozh ma zadoù (rhaaa, pourquoi elle en plus ?!), mais on ne lui demande son avis sur rien. Incroyable que des journalistes aient pu aller au bout d’un documentaire sans se rendre compte qu’ils ne laissaient pas la parole à toute une moitié de la population… Ils se plaignent en sous-texte de la domination de l’état français, et ne voient pas l’humiliation qu’ils exercent par ce genre d’omission. Pourtant, bordel, je ne peux pas croire qu’il n’y ait pas eu de femmes ayant joué des rôles majeurs dans la période décrite, ou qu’ils n’auraient pas pu dégoter une experte de l’un des sujets abordés !!
On y entend aussi :
> “Dans l’histoire contemporaine, à chaque fois ou presque que les Bretons ont refusé de se soumettre, ces luttes ont été menées par des hommes de Basse Bretagne.”
> “La Bretagne, c’est une région de caractère avec des hommes de caractère”.
S’ils avaient donné la parole à des femmes, j’aurais pu entendre une majuscule à ce mot “hommes” et me sentir concernée en tant qu’humain. Mais là, impossible. Je me sens exclue et étonnée de cet aveuglement. La Bretagne est un pays de héros, pas d’héroïnes. OK les gars. Comment on dit « entre couilles » en breton ?? - Dans ce documentaire, aucune évocation de l’idée pourtant pas si iconoclaste que nos systèmes dominants d’agriculture et de pêche sont à bout de souffle. Que la croissance est un mythe en voie de disparition. Que nos eaux sont polluées par les pesticides, que nos champs remembrés sont un danger pour les écosystèmes et les populations. La centrale nucléaire de Brenilis et le remembrement sont d’ailleurs présentés comme des progrès acquis de haute lutte grâce à la création du CELIB (Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons, créé en 1950, un truc de bonhommes). Ce qui me sidère, car je partage les points de vue déclinistes de certains écologistes et je pense que le progrès ne peut plus passer par la croissance ou l’entêtement dans les modèles actuels.
Voici donc la vision de la Bretagne que je retire, moi, de ce documentaire : au sortir de la guerre, avec le plan Marshall qui a vigoureusement modernisé nos campagnes, on a foutu la honte à la Bretagne d’être à la traîne. Alors tout un groupe d’hommes bien couillus s’est réuni et a fait, je cite là le journaliste, “rentrer la Bretagne au pas de charge dans l’économie de marché”.
Au lieu de relever le défi stupide et viriliste du monde libéral naissant, j’aurais tant aimé que les hommes et les femmes bretons aient ensemble la vraie force, celle de dire “nous n’entrerons pas dans votre compétition, nous allons construire notre prospérité autrement”… C’est un souhait utopiste, mais quelqu’un dans ce docu dit aussi que les Bretons sont un peuple d’idéalistes, et ça, j’y adhère.
Ça m’a évoqué la sensation que j’ai eue en visionnant quelques épisodes de la série Mad Men : celle de regarder ces hommes foncer tête baissée dans les paradigmes dangereux du consumérisme, de la compétition, de la croissance. Toutes ces idées dont nous avons besoin de nous débarrasser aujourd’hui pour imaginer un avenir vivable, et qui devaient pour eux ressembler au progrès.
Ce docu a le mérite d’établir quelque chose d’assez clair : la Bretagne qu’il présente n’est pas celle que je veux voir s’épanouir. Je ne veux pas de celle qui s’entête dans une agriculture productiviste pour s’aligner dans la compétition planétaire, où l’humain et la nature ont tout à perdre. Pas de celle qui donne uniquement la parole aux hommes blancs d’au moins 50 ans, comme chez les politiciens professionnels de Paris. Pas de celle qui m’a empêchée de connaître mon grand-père.
C’est quelque chose qui me tient à cœur, d’abord parce que mon identité bretonne m’est très importante. Je pense que sans belles racines on ne peut pas faire de beaux fruits, en considérant que les mots racines et fruits peuvent prendre de nombreux sens possibles. Pour cette raison fondamentale, le sort de mon milieu d’origine ne me sera jamais indifférent. Mais dans une perspective plus large, celle du déclin des ressources naturelles et énergétiques, je considère que savoir vivre ensemble sur son territoire est une clé de survie et de bien-être indispensable.
Ce visionnage qui m’a passablement mise en colère a aussi eu le mérite de poser le doigt sur une idée qui me titille depuis des mois, et qui se dessine plus confusément… Je manque encore de mots, de concepts pour l’énoncer et même la penser correctement. Aussi, vous m’excuserez de l’explorer ici à tâtons. C’est la notion du conflit entre ce que j’appellerais les énergies féminines et les énergies masculines.
La domination, la force, la rationalité, la compétition, le culte du chef, de la croissance, de la techno-science d’un côté, l’intuition, l’empathie, la douceur, la culture de la parole, la spiritualité, de l’autre. Hum, je vois bien que c’est encore mal défini, car ma liste de qualités masculines ressemble beaucoup à une accumulation de défauts accablants… Ça reste donc largement à compléter.
Ces énergies ou qualités ne sont pas propres aux hommes ou aux femmes en tant qu’individus. J’aimerais d’ailleurs avoir d’autres mots pour désigner cela que « qualités » ou « énergies », et d’autres adjectifs pour les qualifier que « féminines » ou « masculines », mais je fais avec ce que j’ai pour l’instant. Les hommes ont bien heureusement des qualités féminines et les femmes des qualités masculines. J’apprécie d’ailleurs particulièrement les personnes chez qui je ressens un équilibre entre ces deux forces archaïques. J’apprécie les moments où je me sens à l’écoute de ces deux forces, même si je ressens qu’elles ne « communiquent » pas assez en moi. C’est une harmonie difficile à acquérir, car les qualités féminines sont dévalorisées dans notre civilisation occidentale, la seule que je connaisse. Et les hommes en souffrent autant que les femmes. L’empathie par exemple, me semble être plus communément vécue comme une source de souffrance qu’un pouvoir que l’on encourage à développer.
S’ancre de plus en plus en moi l’idée que si notre monde court vers sa perte, c’est parce qu’il est si déséquilibré en faveur des énergies masculines. Cette pensée prend forme dans mon esprit comme une anamorphose : on se poste à un endroit, et les figures qui paraissaient n’avoir aucun lien entre elles prennent sens pour former quelque chose de cohérent. Ça n’est sans doute pas une réponse à toutes mes questions, ce serait très suspect intellectuellement ! Mais c’est peut-être un concept qui m’aiderait à avancer. Je n’ai rien de tangible, pas de théoricien ni de concepts pour baser cette réflexion. Mais j’ai des indices, des choses de moins en moins furtives, qui finissent par dessiner quelque chose de solide, de complet, d’enthousiasmant.
- Des indices comme Claude et Lydia Bourguignon, agronomes de mon cœur qui se battent contre le labour, qu’ils qualifient de mythe, et qui selon eux “consiste à voir qui est le plus macho. Labourer c’est défoncer la terre, la violer pour lui montrer qui domine.”
- Comme cette amie qui me dit avoir tellement intégré, de son éducation dans une famille bretonne de culture paysanne, que les femmes devaient travailler à l’intérieur et les hommes à l’extérieur, qu’elle a écarté inconsciemment toute carrière professionnelle en plein air, à son grand regret à l’approche de la trentaine.
- Comme la magnifique BD From Hell d’Alan Moore, à laquelle je repense souvent. Il fait de l’histoire de Jack l’éventreur une fiction où chacun peut voir le degré de réalisme qu’il souhaite, et où moi j’ai lu une dimension symbolique passionnante. Visiblement, c’est aussi une thématique importante abordée par le fameux Da Vinci Code, dont je n’ai pas réussi à dépasser les premières pénibles pages. Mais la fiche wikipédia du bouquin pourra sans doute me diriger vers des concepts-clés qui alimenteront ma réflexion, comme celui de déesse-mère, de féminin sacré.
- Comme ce stage de travail sur la voix, que j’ai fait la semaine de mes 30 ans. Difficilement descriptible… J’ai vu ce petit homme, Daniel Prieto, entre chaman et prof de chant, accompagner les stagiaires un par un vers une libération intérieure très étonnante, chacun la sienne. Tout ça sans mots, mais avec le guidage bienveillant d’un drôle de professeur, qui base sa réflexion empirique sur la dualité féminin / masculin. Mon tour venu, j’ai senti aussi quelque chose d’impressionnant se passer, comme une connexion avec une partie de moi très profondément enfouie, quelque chose de féminin. Ce que l’on a vécu était plutôt étrange, mais c’était réel et ça m’apporte encore du sens plus d’un an après.
J’avance sur mon cheminement et mon épanouissement, en tant qu’individu, en tant que femme. Mais bien sûr j’aimerais trouver des personnes qui partagent mon point de vue, échanger et travailler avec eux à reconstruire un monde à taille humaine. J’utilise le mot “monde”, mais si déjà on arrivait à construire un territoire habitable à long terme pour la faune, la flore et les générations futures, ce serait incroyable.
Comme d’habitude, après avoir réussi à mettre certaines idées en mots, me viennent de nouvelles questions. Existe-t-il là d’où je viens (le pays du Léon, dans le Finistère), des personnes qui partagent mon point de vue et ont envie d’échanger sur ces sujets ? Quelles ont été les critiques et les oppositions au CELIB et à la modernisation forcenée de la Bretagne, après la guerre ? Peut-on sortir de la compétition qui détruit ma belle région ? Comment peut-on retrouver en chacun de nous la paix entre masculin et féminin ? Y a-t-il des vérités intéressantes à creuser en réfléchissant dans cette direction ? Comment me documenter sur le sujet ?
Autant de questions qui ouvrent des chantiers passionnants. J’attends vos mails et commentaires si vous voulez y participer avec moi.
L’un de ces chantiers est déjà lancé, c’est un projet d’adaptation de la légende d’Ys avec mon cher et tendre Loïc Sécheresse, qui s’y connaît en personnages féminins forts (Jeanne d’Arc dans Heavy Metal ou encore Sasuke, Tomoe et Yuki dans la BD en ligne Samurai Space Marines). On s’y plonge depuis quelques mois, et on découvre dans notre version des problématiques psychanalytiques passionnantes, mais aussi cette lutte entre les archaïsmes masculin et féminin.
Mon grand-père a ressenti la pression d’un monde où règne la compétition de tous contre tous. Il a été forcé de sortir violemment sa famille du mode de vie presque ancestral dans lequel tous vivaient correctement jusqu’alors. Selon ma mère, il est mort de ce changement de paradigme. Moi, je crois qu’il y a une grande vérité dans cette vision des choses. Et je crois aussi qu’il est grand temps de récupérer ce qui a été perdu.