Cette chronique a été diffusée par la revue Place publique, dans une rubrique en partenariat avec Maison Fumetti, dédiée aux bandes dessinées publiées par des auteur·e·s ou des maisons d’édition de la région nantaise.
Lorsqu’Aurélien Ducoudray est allé voir Mélanie Allag en 2013 avec son projet d’album sur la Corée du nord, cela faisait déjà quelques temps qu’il la poussait gentiment du coude pour se lancer dans un album de bande dessinée. Mais le rythme soutenu de l’illustration jeunesse, dans laquelle elle œuvre désormais majoritairement depuis l’atelier la Baie noire à Nantes, ne lui permet plus de prendre le temps nécessaire à l’élaboration d’une BD. Heureusement pour nous, le scénariste fut habile, en proposant à Mélanie Allag un projet qu’elle ne pourrait pas refuser : une bande dessinée dont le propos sombre aurait un besoin essentiel d’être contrasté par un traitement graphique doux. Un alliage paradoxal dont il savait Mélanie Allag capable, pour l’avoir déjà mis en œuvre dans l’album Hansel et Gretel publié en 2015 aux éditions Lito.
On remercie Ducoudray d’avoir réussi à convaincre la dessinatrice nantaise de plancher pendant de longs mois sur son histoire, car l’association fait merveille. En ouvrant le livre, on ne se méfie pas, invité par le trait et les couleurs pastels, et habitué à voir le régime de la Corée du nord traité dans la pop culture avec un décalage burlesque. Guy Delisle avait certes publié Pyongyang en 2003, récit autobiographique devenu incontournable d’un séjour long en Corée du Nord. Mais s’il parvenait à transmettre les sensations glaciales qu’il a pu ressentir là-bas, en tant qu’occidental il n’a pas eu accès à l’horreur que nous dévoile peu à peu L’Anniversaire de Kim Jong Il.
D’autant qu’ici, les auteurs n’ont pas choisi la neutralité documentaire : on découvre la Corée du nord par les yeux de Jun Sang, petit garçon de 8 ans au début du récit, et heureux chef des jeunesses patriotiques de son quartier. En pur produit du régime, il entonne volontiers les chants à la gloire du “Dirigeant mondial du XXIe siècle”, maudit les chiens d’Américains et hait presque autant les cochons du sud. Jun Sang se sent d’autant plus en phase avec son lumineux leader que le hasard leur a donné la même date d’anniversaire ! Il aurait été plus compliqué pour le lecteur d’être en empathie avec un personnage adulte en complète adhésion avec le système, tant les couleuvres à avaler sont énormes : il faudrait alors décrire le long processus par lequel tout un peuple a été maintenu dans l’ignorance énamourée par plusieurs générations de dictateurs.
Kim Jong Il se présente en figure paternelle absolue, le genre de figure tutélaire que les enfants ont tous besoin d’idéaliser au début de la vie. Mais si le rôle des parents est d’accompagner en douceur les enfants vers la fin des illusions, le dictateur coréen incarne au contraire un père qui ne laisse jamais ses enfants passer à l’âge adulte, en les maintenant dans la tyrannie d’une adoration absurde. Jun Sang est dans l’incapacité d’accomplir ce parcours de libération sereinement ; d’abord à un niveau concret, parce que le régime sanctionne les traîtres affirmant leur indépendance d’esprit, mais plus particulièrement dans son cas à cause d’un conflit de loyauté entre le père symbolique et imposé, Kim Jong Il, et son vrai père. Le jeune héros s’affranchira pas à pas, mais en allant de désillusions en punitions atroces. À ses côtés et à ceux de sa famille, on passe ainsi de l’univers faussement lisse des partisans lobotomisés aux ténèbres lucides des camps de concentration. Comme tout le reste du récit, la vie dans les camps est extrêmement documentée, et pour cause : c’est la lecture du récit autobiographique Rescapé du camp 14, de Blaine Harden, qui a été pour Ducoudray, journaliste avant de devenir été scénariste, à l’origine du projet. L’image aussi a fait l’objet d’un travail documentaire, et Mélanie Allag s’est par exemple inspirée de fascicules de propagande chinoise pour créer le personnage du Soldat Weng, autre figure tutélaire de Jun Sang.
Les nombreux détails et anecdotes de l’album, pris à part, seraient proprement incroyables et difficilement assimilables, vus d’ici. Mais ce travail de recherche habilement sublimé tisse une trame à laquelle viennent s’ajouter la profondeur des personnages et le fil rouge du récit, l’ensemble opérant un rapprochement empathique précieux : la fiction nous rapproche des êtres que le réel a éloignés de nous. En plus de comprendre, on nous permet ici de ressentir, et les auteurs nous autorisent même à terminer la lecture par une note d’espoir ! Les couleurs, qui avaient disparu pendant les phases les plus dures de l’album, réapparaissent à la fin de l’histoire, laissant poindre, après tant de souffrances, la possibilité d’un avenir meilleur. On se souviendra de Jun Sang et de son douloureux destin coréen, car on ne retient jamais mieux que lorsqu’on est touché.
► L’Anniversaire de Kim Jong Il, par Aurélien Ducoudray et Mélanie Allag, a été publié en août 2016 aux éditions Delcourt. Plus d’informations sur le site de l’éditeur.