Ces chroniques ont été diffusées par la revue Place publique, dans une rubrique en partenariat avec Maison Fumetti, dédiée aux bandes dessinées publiées par des auteur·e·s ou des maisons d’édition de la région nantaise.
Comme un frisson, de Aniss El Hamouri
“Est-ce que ça vous est déjà arrivé de sentir une vibration se concentrer et s’accentuer en broyant vos tempes d’une pression si forte qu’il vous semblerait ne plus être vous-même ?” Au moment où Renata pose cette question à sa famille interloquée, elle n’est déjà plus des leurs. La jeune femme est vulnérable, perdue, solitaire, lorsque deux types louches lui volent l’ordinateur où se trouve sa seule raison d’être : le manuscrit de son livre. Pourquoi décide-t-elle de s’accrocher à eux, et eux à elle ? L’existence sans entraves de ces “parias inacceptables” semble à Renata l’issue évidente pour sortir de l’impasse qu’est devenue sa vie. De leur côté, les deux marginaux ont senti son pouvoir… Car leur nouvelle amie peut deviner la présence d’un danger imminent via ces frissons, ces vibrations qui s’emparent d’elle. Et du danger, ces drôles d’oiseaux en tâtent autant qu’ils en provoquent.
“On brûlera tout, mais au milieu des cendres on sera libres”
Comme un frisson, de Aniss El Hamouri
Dans ce compagnonnage désespéré, entre violence et poésie, entre tristesse et euphorie, Renata touchera l’absolu du doigt. Cette vie sur la brèche ne pourra pas durer, elle le sait sans doute aussi bien que sa mère et que nous autres lecteurs. Mais comment pourra-t-elle à nouveau supporter le monde “normal”, pétri d’hypocrisie, après avoir vécu dans cette honnêteté crue et salvatrice ? L’éditeur nantais Vide Cocagne remplit à nouveau son rôle de défricheur en publiant ce roman graphique d’Aniss El Hamouri prenant et passionnant. Même s’il pourrait parfois gagner en lisibilité, son dessin sait se faire subtil et tranchant, précis dans le détail comme dans l’énergie dégagée. Un voyage chaotique de l’autre côté du miroir de la subversion, par un auteur à suivre.
► Comme un frisson de Aniss El Hamouri, publié aux éditions Vide Cocagne en septembre 2017. 168 pages. 20€. Plus d’infos sur le site de l’éditeur.
Les Dragons de Nalsara T1 par Marie-Hélène Delval, Pierre Oertel & Glen Chapron
Quelle chance, pour les jeunes Cham et Nyne : ils vont assister à l’éclosion d’œufs de dragons ! Malheureusement, leur père leur interdit de tisser des liens avec ces incroyables créatures. Seuls les dragonniers officiels du royaume d’Ombrune ont ce privilège, or les deux enfants font partie d’une famille d’éleveurs. Heureusement, ils auront bientôt l’occasion de gagner la capitale, Nalsara, où ils embrasseront un destin plus grand que celui qui les attendait sur leur île. Cette bande dessinée prépubliée dans la revue « Astrapi » est adaptée d’une série de romans qui comporte déjà 20 tomes ! Le dessin du nantais Glen Chapron campe idéalement les personnages et les décors, et l’intrigue à la fois simple et ambitieuse est menée tambour battant. Le tout rend la lecture particulièrement adaptée pour les jeunes lecteurs à partir de 7 ans.
► Les Dragons de Nalsara T1, L’Île aux dragons, par Marie-Hélène Delval, Pierre Oertel & Glen Chapron, publié par BD Kids octobre 2017. 56 pages. 9,95€. Plus d’infos sur le site de l’éditeur.
Jones et autres rêves de Franco Matticchio
C’est au sein de la nouvelle et toute belle collection “Mordicus” d’Ici Même que voit le jour ce recueil de Franco Matticchio. Si la maison d’édition nantaise se consacre principalement à la bande dessinée, elle ajoute dorénavant à sa proposition éditoriale des art books, des monographies et des textes illustrés. Parce que “tant qu’à faire de beaux livres, autant diversifier les plaisirs” ! Ce bel objet compile donc pour la première fois des bandes dessinées et illustrations réalisées entre 1985 et 1992 par l’auteur italien. Le Jones qui donne son titre à l’ouvrage est un chat portant un bandeau sur l’œil, et “protagoniste désenchanté d’histoires apparemment dépourvues de sens”. Bienvenue dans un univers poétique et absurde qui rappelle celui du fameux Krazy Kat, apparu bien plus tôt dans la même revue italienne “Linus”. On pense aussi aux clins d’œils absurdes et comiques de Mordillo, à l’imaginaire débridé de Disney, aux matières hachurées de Art Spiegelman ou Francis Masse.
On sort un peu sonné de ces excursions surréalistes avec Jones, sans être bien certain de ce qui vient de se passer. Et pour qui aime les frottements avec l’inconscient, l’expérience est fascinante. C’est sans doute l’association de ces matières graphiques serrées avec l’onirisme des sphères où ce chat nous balade qui produit un décalage aussi intéressant. À une époque où la bande dessinée s’attache à expliquer et analyser le monde, il est séduisant de lâcher prise et de laisser ces petites histoires s’enfoncer tranquillement dans les couches de notre inconscient. Les pages de bande dessinée et les illustrations sont organisées par périodes, et complétées par un abécédaire de l’auteur ainsi que par un excellent texte d’introduction écrit par Giancarlo Ascari, auteur, illustrateur et journaliste.
► Jones et autres rêves de Franco Matticchio, publié par Ici Même en novembre 2017. 256 pages. 29€? Plus d’infos sur le site de l’éditeur.
Paco les mains rouges T2, de Fabien Vehlmann et Éric Sagot
Éric Sagot, nantais et grand voyageur, ne ramène pas seulement de magnifiques carnets de ses périples. Il arrive qu’il revienne également avec des morceaux d’histoire dans ses bagages. De Cayenne, ce sont des fragments du bagne qu’il a rapportés : ambiances, décors, et foultitude d’informations. C’est le scénariste Fabien Vehlmann qui tissera le fil rouge reliant ces éléments, l’histoire nous conduisant dans cette prison d’outre mer de terrible réputation.
Paco dit “les mains rouges” est un homme condamné au bagne pour meurtre, se découvrant prêt à tout pour sa survie. On l’avait accompagné au cours du tome 1 dans sa descente aux enfers, affrontant les pires sévices, s’endurcissant pour ne pas s’effondrer. C’est au cœur de ces ténèbres, admirablement dépeintes par le lavis de Sagot, que Paco est tombé amoureux d’Armand, le tatoueur des détenus. Le second opus de ce diptyque est donc une remontée vers la lumière, un élan d’aspiration à la vie. Dépouillé de ses illusions, Paco a maintenant un espoir auquel s’accrocher, un compagnon qui lui donne l’envie et le courage de remonter à la surface. Mais au bagne, la loi de la jungle n’est pas seulement une métaphore.
Plusieurs éléments font la réussite de cette bande dessinée en deux volets. L’évocation sans gros sabots de l’homosexualité dans un contexte violent et viril, d’abord. L’idée touchante qu’un amour partout ailleurs interdit a pu représenter pour ces hommes la seule lumière dans leurs vies effroyables. Et il y a bien sûr le dessin si particulier d’Éric Sagot, qui couple une grande sensibilité à une implacable précision. Le lecteur ressortira reconnaissant envers les deux auteurs de s’être penchés sur ces hommes condamnés, et d’avoir montré de l’espoir là où on ne l’attendait pas.
► Paco les mains rouges T2 de Fabien Vehlmann et Éric Sagot, publié par les éditions Dargaud en octobre 2017. 80 pages. 15,99€. Plus d’infos sur le site de l’éditeur.
Je ne t’ai jamais dit je t’aime, d’Alexandre de Moté
Quelques mots également pour évoquer un livre qui est autant un processus que le résultat de ce processus. Il est une thérapie, une digestion du passé, l’endroit d’une réappropriation d’un vécu par le dessin et la narration. Le père du personnage principal lui a dit un jour : “on n’est pas obligé d’exprimer ses sentiments avec des mots, des fois les dessiner c’est bien aussi”. Alexandre de Moté explore en effet la bande dessinée comme un langage à part entière.
► Je ne t’ai jamais dit je t’aime d’Alexandre de Moté, publié aux éditions Vide Cocagne en octobre 2017. 120 pages. 13€. Plus d’infos sur le site de l’éditeur.